Satan est là [pv — Kokoï]

Satan est là

Hélium avait vu passé de drôles de choses sur l’île et entendu d’autres qui ne lui plaisaient pas des masses. Dernièrement, il se terrait donc dans son coin pour se donner le temps de la réflexion. Il en profitait également pour fuir un peu les petites choses qui traînaient sur les Terres Orphelines, ainsi que les beaucoup plus grosses qui ne voulaient parfois pas de lui. On se demandait bien pourquoi…

Ainsi, soit Cortex dormait dans la cave où on ne le dérangeait pas trop, soit il partait emmerder le monde sur d’autres territoires. Ce qui était le cas aujourd’hui. Le mini-shetland avait jeté son dévolu sur le Mont Étoilé où, pour des raisons obscures, il n’avait encore jamais mis les pieds. En tout cas, il ne s’en rappelait pas. Alors, s’il était venu, la rencontre qu’il avait dû faire sous les étoiles n’avait pas dû lui plaire des masses. Ou se présenter d’un ennui mortel. Cette fois, il croisait les boulets pour que tout se passe à merveille.

Le poney gravit la pente d’un petit trot enjoué qui dissimulait ses craintes intérieures. Ce qu’il suspectait sur l’île ne lui plaisait qu’à moitié et il ne savait pas comment réagir. Se cacher éternellement dans la cave de la Maison Hantée était, en tout cas, une très mauvaise idée.

En prenant de la hauteur, Hélium put avoir une vue dégagée au-dessus de la forêt et apercevoir, au loin, quelques autres paysages de l’île. Il n’aimait pas trop être là-haut, une question de vertige qu’il n’avouerait jamais, mais il se força, les yeux plissés pour essayer de trouver ce qu’il cherchait.

Cortex était si concentré sur sa tâche qu’il sursauta quand un bruit se fit derrière lui.

Va au diable, Satan ! cria-t-il pour essayer de faire fuir l’inconnu. Aujourd’hui n’est point l’heure de mon trépas ! (Il suppute que les gens trop polis et coincés dans le passé sont chiants et qu’il vaut mieux les fuir de loin.) Trémule devant ma toute puissance !!

Le Mont Etoilé est immense… à moins que je sois petite. Malgré ma poussée de croissance, je suis plus élancée que grande et les distances à parcourir se font sentir dès que je m’éloigne des Terres Orphelines. Mes jeunes muscles s’embrasent tandis que je gravis les derniers mètres de la pente douce qui mène au sommet et découvre l’immense plateau. Voilà qui en met plein la vue…

Mais il y a une attraction encore plus intéressante que la vue panoramique et je m’approche de tonton Hélium d’un pas sautillant, heureuse de tomber sur lui par hasard. Cela fait si longtemps que je ne l’ai pas vu ! Comment va-t-il ? A quoi peut-il bien être occupé comme ça ? Je n’en sais rien et ce n’est pas son apostrophe qui me donne plus d’informations mais qu’à cela ne tienne, je sais quoi faire.

« Heureusement que ce n’est pas l’heure, que ferais-je sans le meilleur des tontons ?! gloussé-je. »

Je lance soudain un regard derrière moi, contrariée. Où est Meeko ? … Oh non, je l’ai encore semée quelque part ! J’espère qu’elle n’est pas perdue, la dernière fois, entre la Rivière de la Vie et le Coin des Tourterelles, elle a disparu et je ne sais toujours pas où elle est allée. Peut-être qu’elle a calé dans la côte… Je fais une moue, espérant qu’elle n’est pas tombée et me rejoindra au sommet bientôt.

Hélium oscillait entre une envie malsaine de sauter dans le vide pour s’éviter une rencontre qu’il regretterait plus tard et une envie, un poil plus saine, de s’écarter du bord pour ne pas avoir la tentation de regarder dans le vide. Il connaissait ses peurs cachées et savait qu’il ne valait mieux pas qu’il jette un œil en bas. Dans un moment de vertige, il pourrait culbuter par-dessus les rochers et mourir plus con qu’il n’a jamais été.

Néanmoins, ces deux envies furent réduites à néant par la réponse de l’énergumène qui approchait de lui. Le mini-shetland fouilla le Mont du regard et tomba bientôt sur la loupiote qui grandissait à vue d’œil. Déjà pouliche, elle montrait une propension au gigantisme qui ne plaisait pas à Cortex, mais il ne pouvait rien faire contre cela. Il était le seul nain du coin et cela lui allait très bien. Les gens avaient tendance à croire que l’on devait absolument s’aimer entre « personnes de même catégorie ». Lui n’était pas de cet avis, évidemment.

Des bêtises, très certainement ! répondit-il à Kokoï en approchant de quelques pas pour s’éloigner du bord. Qu’oserait-on attendre d’autre d’une loupiote de ton âge ?

Le poney trouva un coin à bonne distance du vide et y posa le popotin, bien décidé à rester campé-là pour le reste de la soirée. Avec la tombée de la nuit qui ne tarderait pas à arriver, les rumeurs sur l’île risquaient de briller de mille feux. Comment pourrait-il écarter la petite loupiote avant que cela n’arrive et n’attise sa curiosité d’enfant ?

Dis donc, la cocotte, t’as pas un couvre-feu ? C’est pas la porte à côté, la Maison Hantée… Va pas dire à tes parents que t’étais avec tonton, hein ? Gardons ça pour nous !

Oui, Hélium s’inquiétait plus de ce que pouvait dire Kokoï en rentrant chez elle que de la voir au Mont Étoilé juste avant la nuit. Il n’était pas son père, il se fichait bien savoir qu’elle faisait le mur. D’ailleurs, si elle ne l’avait pas fait, un jour, il lui aurait peut-être conseillé d’essayer !

Je glousse avec joie à la réplique de mon tonton favori. Je crois que dans la famille, il n’y a pas que moi qui fait des bêtises sans lui, heureusement qu’il est là. Mais moi, j’ai l’excuse de mon âge et je lui offre mon plus beau sourire angélique, les oreilles pointées dans sa direction.

« Il faut bien occuper mes journées ! »

En vérité, je sais que je ne fais pas vraiment de bêtises. La plus grosse que j’ai pu faire, je l’ai regrettée. La plupart du temps, je m’occupe dans la Maison Hantée et depuis que j’ai le droit de partir explorer l’île, je vais de plus en plus loin pour découvrir Horse-Wild.

Je crois que Mama me fait confiance pour ne pas dévoiler mon identité à n’importe qui et rester prudente. Je lui ai parlé de ma rencontre avec Sorrow, elle n’était pas fière de moi. Nous avons convenu de ne pas en parler à Papa, ça lui ferait plus de mal que de bien.

Elle a aussi confirmé mes soupçons à propos de Fantôme, il est déjà passé par le Verger Tentateur, au moins deux fois et n’a jamais exprimé le désir de rejoindre notre troupeau. Si sa décision est prise, Mama ne veut pas qu’il remette les pieds sur le territoire.

Malheureusement, je l’ai involontairement invité à le faire et je ne sais pas si nous devons l’attendre de pied ferme ou si Mama a d’autres chevaux à fouetter. Entre la naissance d’Ozalee et les jumaux de Superbia, moi-même je pressens que je serais bien occupée dans les mois à venir.

« J’ai un an maintenant ! m’exclame-je plus pour la forme que parce que j’en suis fière. »

Je suis les pas de mon tonton pour m’installer avec lui à bonne distance du vide tandis que le ciel s’habille d’un dégradé de plus en plus foncé que quelques tâches argentés viennent éclairer. J’agite les oreilles face aux soupçons du poney tandis qu’une ombre se glisse sur le Mont Etoilé.

« J’ai un an maintenant, répété-je avec conviction. Et Mama sait très bien que je passe tout mon temps avec Meeko ! »

Je désigne la ratonne qui arrive enfin et l’observe se blottir entre mes antérieurs. Je crois qu’elle a sommeil, il faut dire qu’on a parcouru une sacré distance aujourd’hui. Elle m’accompagne dans toutes mes aventures ! Il faut bien, je n’ai pas beaucoup d’amis…

Mon regard s’assombrit comme le ciel et je détourne les yeux pour admirer la vue, voulant me changer les idées. Ça fait longtemps que je n’ai pas vu tonton, Mama m’a dit de ne pas hésiter à passer du temps avec lui si je le croisais, alors je me reprends et le regarde attentivement.

« Et toi, tu as fait des bêtises dernièrement ? Tu veux bien me les raconter ? »

Hélium acquiesça plusieurs fois de la tête alors que la pouliche criait haut et fort qu’elle faisait des bêtises pour occuper ses journées. Il n’en croyait pas un mot, mais se garda bien de le dévoiler à la loupiote. Elle aurait tôt fait de prendre la grosse tête s’il avouait qu’elle était plus intelligente que cela. Comment feraient-ils si, à cause de ses compliments qui devaient bien valoir cent compliments d’autres personnes, Kokoï devenait plus imbue d’elle-même que lui ne l’était ? Même lui préférait ne pas envisager cette possibilité.

La suite évinça quelque peu la bonne humeur du mini-shetland. Il lança un regard en coin à la pouliche et glissa ensuite les yeux sur l’horizon, sans le voir vraiment. Un an, déjà ? Il hésitait entre dire qu’il ne l’avait pas vue passer, cette année, ou dire qu’il en avait vu passer des dizaines. Le souvenir de son incarcération dans la Crypte ne s’était pas affaibli avec le temps. Il arrivait encore à Hélium de se réveiller en sursaut sur un mauvais cauchemar qui mettait en scène sa mort loin du monde, oublié par les siens. Un an ? Il avait du mal à le croire, mais il savait que Kokoï connaissait bien mieux son propre age que n’importe qui d’autre au monde.

Le poney lorgna la fameuse Meeko qui faisait son entrée en scène. Il se rappelait aussi de cette petite canaille trouvée aux Verts Vallons pendant une partie de cache-cache. La vilaine chose avait bien failli lui cracher au nez, crever les yeux, ou tout ce que le gros cerveau de Cortex pouvait imaginer de pire. Il avait dit à la pouliche de demander l’autorisation de ses parents pour garder la bête. Il ne pensait pas que le père accepterait, ni même que le raton-laveur resterait si longtemps avec la pouliche. Visiblement, il se faisait une mauvaise idée de beaucoup de choses sur l’île.

La mauvaise passe de Kokoï ne passa pas inaperçue et Hélium se demanda s’il devait dire quelque chose ou non. La pouliche avait sûrement des problèmes, comme toute personne au monde, mais il ne savait pas s’il était le mieux placé pour l’aider. Qu’est-ce qui pouvait bien la chiffonner à son age ? Ses propres marmots n’avaient jamais vraiment eu cet air triste sur le visage. À part peut-être quand ils se chamaillaient entre eux, mais à cela, le poney connaissait un remède miracle. Kokoï s’était-elle chamaillée avec quelqu’un ? Il en doutait. À bien y réfléchir, Hélium n’était pas sûr que la pouliche ait un quelconque ami avec qui se battre.

Des bêtises ? s’insurgea-t-il. Cortex ne fait jamais de bêtises ! Je vaux mieux que ça, tu le sais bien… (Il marqua une pause pour glisser des yeux amusés sur la jeune dame.) Maiiiis j’ai peut-être laissé traîner quelques affaires par-ci par-là. Attention où tu mets les pieds, la loupiote !

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais il riait d’avance à l’idée de Kokoï entrant dans la Maison Hantée le nez quasiment collé au parquet pour trouver où il avait laissé ses affaires. Elle finirait bien par comprendre qu’il se moquait gentiment d’elle. Avec un peu de chance, personne ne serait témoin de son petit manège et elle n’aurait plus qu’à oublier l’histoire.

Ah si ! s’écria-t-il alors qu’un souvenir lui revenait en tête. Tu connais la Banquise ? Quand tu seras plus solide, tu devrais y aller. On peut faire de magnifiques glissades par là-bas ! C’est très amusant. Rien à avoir avec les Verts Vallons, je t’assure !

Tonton Hélium n’a rien à redire sur mon âge et soudain c’est moi qui me demande quel âge il a, lui. Il ne me l’a jamais dit et Mama ne lui a sûrement pas demandé non plus, sinon elle aurait dû dire son âge à elle. Je crois qu’elle commence à complexer dessus.

« Dis Tonton Hélium, tu as quel âge ? demandé-je sans plus d’hésitation. »

Je ne sais pas non plus quel âge a Meeko, mais apparemment elle n’est pas encore assez vieille pour refuser de me suivre partout et ça m’arrange bien. Ça me fait plaisir d’avoir un peu de compagnie, sinon les journées sont très longues.

Je ris de bon coeur quand il nie faire des bêtises et soudain mes oreilles se redressent. Laisser traîner des affaires dans la Maison Hantée ? Voilà qui lui ressemble bien ! Je vais fouiller tous les recoins de notre manoir pour trouver les bouteilles de cidre qu’il a assurément égarées.

Un sourire machiavélique danse brièvement sur mes lèvres et je ne dis rien mais je suis sûre qu’il lit dans mes yeux que je vais les chercher et les trouver, ses affaires. Et une fois cela fait, il ne risque pas de les retrouver, haha !

Il conserve mon attention en mentionnant la Banquise et je penche la tête sur le côté. Je n’y suis jamais allée mais je suppose qu’il y fait froid. C’est au Nord de l’île, je crois… Ça a l’air marrant et je sautille sur place, faisant sursauter Meeko qui court se réfugier vers Hélium.

« Oh, trop bien ! J’ai hâte d’y aller ! Tu as glissé avec qui ? D’autres poulains ? Tu crois que je pourrais les rencontrer ?! »

Hélium fut pour le moins pris au dépourvu. La question sur son âge le laissa songeur. Quel était-il, son age ? Lui-même n’était pas sûr de s’en souvenir. Il avait cessé de compter le jour où il avait quitté sa jolie femme pour les terres mystérieuses de l’île. Les années passaient, tantôt lentement, tantôt rapidement, et le poney ne savait plus lui-même où il en était. Le souvenir des grosses fesses ridées de Minus le lança sur une voie qu’il n’avait pas envisagée. Serait-il, lui aussi, en train de vieillir ? Avait-il passé un cap sur lequel il ne valait mieux pas qu’il s’attarde ? L’idée de devenir flasque et ridé ne lui plaisait guère. Sa belle amante ne l’aimerait plus s’il devenait vieux.

Moi aussi, j’ai un an ! Quelle question ! s’écria-t-il soudain. J’ai le secret de la jeunesse éternelle, HAHA ! Mais je ne le partagerai pas avec toi.

Le poney lui lança un regard amusé et préféra oublier la question. Son age importait peu, après tout. Cela ne changeait rien à la vie de la loupiote, ni à la sienne, et encore moins à celle des autres. Hélium restait Hélium, jeune ou vieux, petit ou grand, seul ou père de ses enfants. Cela ne changeait rien non plus à sa relation avec la pouliche pie ou à son rapport aux autres. Il ne deviendrait ni plus gentil, ni plus aigri avec les autres sous prétexte qu’il prenait du grade. Cortex se voulait plus fort que cela, au-dessus de ces réactions puériles que l’on retrouvait facilement chez les autres. Pas chez lui, évidemment.

La nuit tombait rapidement sur le Mont Étoilé, tout en gardant une clarté étonnante. En levant les yeux, Hélium pouvait voir le ciel s’assombrir, mais l’horizon continuait de briller d’une douce lueur jaune/orangée. La forêt en contrebas se nimbait également d’un contraste de couleurs intéressant. Même si le mini-shetland ne se faisait pas facilement avoir par la beauté du monde, il devait reconnaître que le spectacle valait le coup d’œil.

Néanmoins, ce ne fut pas la nature qui capta son attention. Coincée au milieu des arbres, Hélium crut apercevoir une fine colonne de fumée qui s’échappait, tant bien que mal, des feuillages de l’été. Il plissa les yeux pour essayer de mieux voir, mais cela n’arrangea pas beaucoup sa vision. Il était si concentré sur l’étrange phénomène et la très légère lueur qu’il croyait deviner à la source de la fumée, qu’il en oublia Meeko. Même si la drôle de bête s’approchait de lui, Cortex ne fit pas le moindre mouvement pour l’éviter. Il faillit même ignorer la pauvre Kokoï qui n’avait rien demandé, mais se reprit juste à temps.

Non, ma jolie, marmonna-t-il dans sa barbe. C’était une géante toute rousse qui broyait du noir dans son coin. Tu devrais attendre d’être plus solide avant d’y aller. (Il s’approcha finalement du bord du Mont pour essayer de percer le mystère de cette fumée.) Dis donc, la loupiote, toi qui as les yeux de la jeunesse ! Tu crois que c’est de la fumée qu’on aperçoit là-bas ?

Hélium ne me répond pas vraiment et je souris doucement. Je ne m’attendais pas à quelque chose de franc, mais je suis quand-même un peu déçue. Je ne veux pas être jeune toute ma vie en plus, c’est bien trop ennuyeux. On me traite comme une adulte mais on me reproche aussi de ne pas toujours comporter comme une enfant, ça n'a pas de sens.

Mon regard se porte sur le paysage en contrebas. A la lisière des arbres, le soleil se noie dans un bain de sang qui trempe la forêt d’ombres ambrées et dorées. Le feuillage brille tout autant que les étoiles du ciel, plongé dans le noir, qui s’est endormi au-dessus de nous. Je soupire, fascinée par le crépuscule qui s’empare du Mont Etoilé.

Des ombres mouvantes changent l’atmosphère du plateau et je rappelle Meeko à mes côtés, angoissée. Il ne faudrait pas la perdre dans l’obscurité. Elle revient d’un pas chancelant et je plie le genou pour lui offrir un marche-pied jusqu’à ma croupe, où elle se juche d’un bond. Parfois, elle se permet un quatre-heure à cet endroit.

Pas ce soir.

Tonton Hélium marmonne dans son coin et je plisse les yeux, sceptique. Je ne suis pas sûre que mon poids soit à mon avantage sur la glace, mais je suppose que lui ne pèse pas énormément. Je me promets de ne pas suivre son conseil et d’y aller aussitôt que possible en me disant qu’il vaut mieux apprendre de ses erreurs que des miennes.

Le poney s’éloigne de moi et je le suis prudemment, méfiante car je ne vois plus aussi bien le rebord qu’avant. Il semblerait pourtant que mes yeux sont plus clairs que les siens et je souris sans rien dire. Voilà qui me permet de lui donner un âge. Je l’aide donc à étudier ce phénomène étrange qui l’intrigue, concentrée.

C’est gris, une colonne étirée vers le ciel. De la fumée oui, je crois bien qu’il a raison. Mais je ne sais pas vraiment de quel territoire elle provient, ni ce qu’elle signifie. Les Braises Eternelles, peut-être ? J’espère que personne n’est en danger… Je me tourne vers mon tonton pour lui faire part de mes observations.

« Si, je crois bien que s’en est. C’est où, à ton avis ? Tu penses que quelqu’un a besoin d’aide ? »

Hélium n’était plus certain qu’impliquer Kokoï dans cette histoire soit une bonne idée. La colonne au loin ressemblait vraiment à une colonne de fumée et le poney, qui connaissait la cartographie de l’île pratiquement par cœur, doutait que cela vienne des Braises Éternelles. Il lui semblait plutôt que quelqu’un avait intentionnellement allumé un feu au beau milieu de la forêt, dans une clairière peut-être, si un brin d’intelligence couvait dans une tête capable de couper du bois et de faire des étincelles. Il ne voulait même pas imaginer la probabilité que ce petit feu prenne de l’ampleur et crée un incendie jusqu’au Mont Étoilé, voire plus loin encore.

Le mini-shetland ne connaissait guère de monde capable d’une telle prouesse, si tant était que ce fut le bon mot à coller à cet irrespect total de la nature. Au fond de son crâne brillait encore le souvenir douloureux d’une pouliche palomino qui avait fait cramer la moitié des vignes du Verger Tentateur et l’avait regardé se noyer dans une mare, comme une répétition à la scène finale de leur relation, quelques mois, ou années, plus tard. Néanmoins, il doutait que Commedia Dell’Arte fut à l’origine de ce feu-là. La colonne semblait plus ou moins contrôlée alors que la pouliche avait balancé des braises meurtrières partout autour d’elle sans s’inquiéter des conséquences. Il gardait aussi, au fond du cœur, l’espoir qu’elle ait assez grandi pour cesser ce genre de conneries. Malheureusement, Hélium savait pertinemment qu’il n’était que rarement exaucé.

Cortex lorgna la petite loupiote et envisagea de lui répondre quelque chose d’un peu trop sale pour son age, qu’il garda bien au chaud en prévision d’une bonne cruche à embêter. Kokoï méritait plus de respect et il prit donc quelques secondes pour répondre, le regard plus sérieux que jamais. Cette colonne de fumée était de mauvaise augure et il le savait très bien. Les rumeurs qui couraient sur l’île continuaient de résonner dans son crâne.

L’aider à quoi ? Foutre le feu à la forêt ? Non, je crois qu’il a pas besoin d’aide pour ça, la loupiote. Mais tu sais quoi ? Peut-être bien qu’il a besoin qu’on lui rappelle les règles, que quelqu’un lui remonte les sangles un grand coup à celui-là !! HAHA ! Depuis quand on fait la fête sans inviter Cortex ? Tu n’oserais pas, toi, hein ma belle ?

Hélium tentait de cacher ses peurs derrières ses mots, mais il ne savait pas si cela marcherait. Kokoï était plus intelligente que certains ne voulaient le croire et il savait qu’elle pourrait soupçonner le poney de mentir. Néanmoins, il était de notoriété publique que Cortex mentait comme il respirait, alors il ne se faisait pas trop de soucis là-dessus. Trouver son mensonge était une chose, comprendre ce qui l’inquiétait en était une autre qui, il l’espérait, n’était pas encore à portée de la pouliche.

Dis donc la loupiote, ça va pas être beau à voir, moi j’te l’dis ! Je t’accompagne jusqu’en bas du Mont et je vais directement disputer ce petit con qui se croit tout permis !! (Il n’avait aucun problème à dire des « gros mots » devant les enfants.) Tu devrais en profiter pour rentrer. Je t’assure que tu veux pas voir ça ! En plus, il faut bien quelqu’un pour prévenir tes parents qu’un cinglé se permet de faire n’importe quoi. Alors ? Deal ?

Ça ne m’a tout de même pas l’air de provenir des Braises Éternelles. Il faut dire qu’on ne regarde pas tout à fait dans leur direction… J’ai des mauvais souvenirs de la fumée toxique qui se dégage de l’endroit mais je rêve encore d’en percer les secrets. Il doit bien se cacher quelque chose d’intéressant, là-bas.

Je me demande si j’ai assez grandi pour avoir les naseaux au-dessus des émanations grisâtres qui nimbent les lieux d’une atmosphère peu rassurante. Est-ce que la fumée s’écarte, parfois et dévoile ce qui se cache derrière les brasiers qui couvent au creux des souches ?

Le regard sérieux de mon tonton me met mal à l’aise tandis qu’il me considère en silence. Ça non plus, ça ne sent pas bon. Je bats des cils à son mensonge plus gros que la Maison Hantée mais ne fait pas de commentaire.

Quelque chose me dit qu’il a une bonne raison de me mentir, ou du moins ce que les adultes pensent être une justification valable pour des mensonges blancs. De bonnes intentions, comme on dit. Je décide donc de l’écouter et hoche lentement la tête.

« Bien sûr que non, on ne s’amuse jamais vraiment sans toi de toute façon. »

Je lui souris et tâche de ne pas m’inquiéter. Pas encore. Ses gros mots ne me font même pas cligner des yeux et je les oublie aussi vite que je les entends. Je ne vois pas vraiment l’intérêt de les répéter de toute façon, alors je m’attache à des informations plus importantes.

Il veut que je prévienne mes parents. Mama et Papa doivent être au courant de ce qu’on a vu et si je comprends où il veut en venir, d’où et quand j’ai vu mon tonton pour la dernière fois. La détermination durcit mon regard.

« Promis ! »

Je tourne les sabots et Meeko pousse un petit cri avant de se rattraper à ma courte crinière tandis que je me mets à marcher. Je me dirige d’un bon pas vers la pente douce qui mène au bas du Mont Étoilé et lance à Hélium des regards à la dérobée.

Je crois qu’il ne veut pas me mettre en danger. Moi-même, je ne veux pas m’attirer des ennuis alors je fais le choix de l’écouter pour cette fois. Plus tard, quand je serai grande et capable de me débrouiller, je pourrai l’accompagner dans ce genre d’investigation.

Pas encore, cependant alors je m’arrête au pied du Mont et me tourne résolument vers le poney. Je sais que ce n’est pas la taille qui compte ou du moins, que mon tonton sait s'en servir pour faire ce qu’il veut, comme il le veut.

« Méfie toi quand-même, des gens comme ça peuvent être dangereux, murmuré-je. »

Je ne veux pas lui dire d’être prudent, ni de ne pas prendre de risques inutiles parce que lui le prendrait mal. Mais mettre la faute sur quelqu’un d’autre, ça passe non ? J’observe longuement tonton Hélium, ne pouvant m’empêcher de m’inquiéter.

S’il ne revient pas, j’irai le chercher.

Hélium était fier de voir que la petite loupiote faisait à peu près ce qu'il lui demandait sans poser de questions. Au moins, il n'aurait pas besoin de mentir plus ou d'essayer de se justifier. Il était adulte, il faisait ce qu'il voulait ! Garder une enfant loin du danger était ce qu'il voulait et ferait aujourd'hui. Une bonne initiative, pleine de bonnes intentions, pour nettoyer un peu tous les méfaits de sa vie.

Le poney suivit la petite Kokoï jusqu'en bas de la pente. Il gardait l'esprit concentré sur les rumeurs de l'île et la fameuse colonne de fumée. Il sentait en lui l'envie de partir en courant... dans l'autre sens ! Même lui n'était pas toujours fait pour l'aventure. Ce qui se présageait sur Horse-Wild, il ne voulait pas vraiment en être témoin... Un coup d'oeil à la loupiote le fit changer d'avis. Au moins pour elle, il se devait d'enquêter et de mettre le monde au courant du danger.

Me méfier ? Quelle idée ! essaya-t-il de la rassurer. Allons, allons, tonton est invincible et n'a peur de rien ! Le danger, c'est moi ! Foi de Cortex !!

Hélium offrit un clin d'oeil à la petite loupiote, hésita à se perdre dans une preuve d'affection qu'il laissait rarement derrière lui et se reprit. Il ne ferait que l'inquiéter davantage ! Mauvaise idée. Décision prise, le mini-shetland se contenta donc de tourner les talons et de partir vers la colonne de fumée d'une démarche faussement guillerette.