Noise and confusion | Fifa & Kokoï

Blind Spot a l’habitude de maudire son handicap. De souhaiter qu’il puisse, pour une fois, voir l’endroit qu’il explore, admirer une vue qu’on lui décrit comme superbe, faire attention à l’endroit où il pose les sabots, éviter les dangers et échapper aux prédateurs en voyant où il va. Il a souvent peur de sauter d’une falaise sans le vouloir, de s’écrouler, de glisser, de se cogner, et même s’il tente de le cacher, il sait que tout cela est comme une évidence aux yeux des voyants. Ils savent, même quand ils ne le disent pas.

Il est capable de se débrouiller, et il essaie de le prouver à toutes les occasions.

En cet instant précis, en revanche, il n’a jamais autant souhaité être doté de vision, ou au moins accompagné. L’endroit semblait seulement être chaud, au départ. Une agréable température un peu plus élevée que la moyenne, et si ça sentait un peu le brûlé, il s’était dit que ça ne durerait pas. Qu’il n’aurait que quelques pas à faire avant de ressortir et d’arriver sain et sauf de l’autre côté de ce qu’il traversait.

Il avait tord, comme un peu trop souvent. Il a trop avancé, contourné des obstacles et pris des directions dont il ne se souvient déjà plus, et il est perdu dans un endroit qu’il déteste maintenant plus que tout. Il ne s’est jamais senti aussi vulnérable. Il ne fait pas ou plus agréablement chaud, et l’odeur de brûlé est loin de partir. Il n’a aucun idée d’où il est, sinon que du bois est constamment en train de se consumer autour de lui. Il a déjà marché sur quelques braises, et il est plutôt certain de s’être déjà pris quelques étincelles sur le corps.

Pour résumer, le pur-sang est coincé dans un territoire restreint, où il a du mal à naviguer, attaqué par des étincelles qui lui brûlent les poils et marchant sur des cendres qu’il n’est pas sûr de pouvoir quitter.

Ses oreilles sont en arrière, ses yeux bleus roulant sans but dans ses orbites, lâchant de petits sons de douleur de temps à autres. Il est misérable, il le sait, mais n’a pas la force de s’en préoccuper. Il veut juste sortir. Trouver quelqu’un qui voudra bien l’aider.

Heck, il appellerait presque sa mère.

Tendant un nouvel antérieur tremblant pour continuer d’avancer à la vitesse d’une tortue, de peur de se prendre une nouvelle braise sur la couronne du sabot, il entend un bruit plus loin qu’il ne l’aurait souhaité et à la fois plus près que jamais, qui ne vient pas de lui et ne ressemble pas à un craquement de feu. Il s’arrête brutalement, faisant attention à tout autre son qui ne viendrait pas d’un petit animal, et tente un appel.

- ...à l’aide?

Les oreilles de nouveau couchées, il sursaute avec un gémissement lorsqu’une nouvelle étincelle lui saute sur la croupe.

Blind Spot a bien entendu un bruit. Toujours arrêté, il prend soudainement conscience du fait que s’il s’agit d’un prédateur, ses jours touchent à sa fin. Il se fige comme une statue, la tête baissée. S’il se fait poursuivre, peut-être qu’il arrivera à trouver une issue, en même temps (à condition qu’il ne se prenne pas un arbre dans sa fuite, et comme il n’a pas d’ultrason comme les chauve-souris, les chances que cela arrive sont d’au moins 68%).

Le pur-sang retient ses couinements quand les étincelles le touchent encore.

Au final, plus proche maintenant, le bruit qu’il entend ressemble fort à des sabots, et il tente de se détendre un peu. Il y a deux individus, les deux pas sont légers, et il est probablement trop paniqué pour faire attention au moindre détail. La première à s’approcher, ou du moins celle qu’il entend la première fois, est une jument qu’il ne peut pas voir; mais il semble être bien tombé.

Il entend la jument s’approcher lentement et lui parler d’une voix basse. Elle lui rappelle son humaine et sa berceuse, une façon simple de ne pas le prendre par surprise et de faire connaître son emplacement, et il apprécie le geste plus que jamais. Elle lui demande s’il a besoin d’aide, et sa réaction se passe en deux étapes. Le cheval adulte en lui décide qu’il lui faut expliquer sa situation et demander gentiment si l’inconnue peut l’aider à sortir de cet enfer sur terre, en restant mature tout le long. Le poulain effrayé, lui, force le passage et se fraye un chemin jusqu’à la sortie, prenant les devants.

Il a peur, et il n’y aucune honte à l’avouer, même sans le dire directement.

Une autre voix arrive à ses oreilles, plus jeune celle-là. La jument est accompagnée d’une pouliche, et il se mord la lèvre en songeant au fait qu’il est en train de déranger une mère et sa fille. La question de la plus jeune le fait légèrement sourire, et ses oreilles reviennent presque un peu en avant. Conscient que la question ne lui était pas destinée, il tourne la tête vers ce qu’il pense être l’emplacement de l’autre adulte (et peut-être qu’il regarde à côté d’elle, mais comment est-ce qu’il pourrait le savoir?).

Le poulain est toujours aux commandes, et sa voix est un peu cassée.

- Je me suis perdu, lâche-t-il dans un souffle. Je ne trouve pas de sortie, est-ce que─ est-ce que vous pourriez m’aider?

En temps normal, il aurait peut-être eu un peu honte d’afficher autant de vulnérabilité, surtout devant un poulain. Il est un étalon adulte en pleine santé, qui a appris à vivre avec son handicap, et ne devrait pas paraître plus faible qu’il ne l’est déjà aux yeux du monde. Ce serait le meilleur moyen de se faire embobiner, comme on dirait. Pourtant il n’a pas le choix, et le peu d’instinct qui lui reste lui assure qu’il peut faire confiance à ses nouvelles rencontres.

Quand la plus jeune des deux s’excuse face à sa question, Blind Spot ne peut s’empêcher de sourire. La jeunesse lui accorde d’office son pardon, bien évidemment; elle n’a pas forcément réussi à retenir sa question, quelque chose de tout à fait normal à un âge tel que le sien. Il en a déjà entendu des tas, des questions sur ses yeux, de toute façon.

L’étalon se rappelle le territoire des lacs où il avait fait une petite tirade sur la réaction des gens face à sa cécité; sur le jugement et la différence que certains ont du mal à accepter. Il se souvient de la réaction de Rosie, compréhensive et tout à fait adaptée à son état d’esprit. Cette île est-elle peuplée uniquement d’individus sans jugement excessif et avec une empathie incroyable? Alors que la jument les introduit, elle et sa fille, il est prêt à pleurer devant la façon simple et naturelle avec laquelle elle lui offre son aide.

La question se pose, cependant: comment diable a-t-il fini dans les restes d’un incendie? Quel genre d’incendie? De quand date-t-il? Il se pose des tas de questions, prenant tout de même le temps de lui aussi leur faire connaître son nom, histoire de ne pas rester dans leur mémoire comme l’inconnu aveugle qui se laisse brûler les poils en plein milieu de la nuit.

- Enchanté. Je suis Blind Spot.

Il grimace intérieurement devant son propre nom, enviant la jument et sa pouliche dotées toutes deux de noms courts et pratiques. Elles ne viennent définitivement pas d’un élevage de chevaux de course, qui nomment leurs chevaux comme on titre un roman.

Il déglutit, se mettant un coup de fouet mental, et commence à avancer, stoppant après un pas lorsque la pouliche prend la parole pour le prévenir d’un danger tout aussi proche que les étincelles qu’il reçoit sur la croupe depuis tout à l’heure. Elle a le même ton calme et rassurant que sa mère, et s’il y a une chose dont il est certain, c’est que la plus jeune grandira probablement pour devenir quelqu’un de bien. Il hoche la tête dans l’espoir qu’elle voie qu’il a entendu et compris, et évite l’obstacle qu’il comprend être devant lui.

Il espère simplement qu’il ne va pas rentrer dans l’une d’elle, même s’il se doute qu’elles peuvent bien s’écarter s’il commence à zigzaguer. Une pensée le prend après quelques pas avec elles, et il relève sa tête auparavant un peu baissée en catastrophe, prêt à faire toutes les excuses du monde. Elles ont décidé de l’aider alors qu’elles auraient très bien pu passer leur chemin et retourner à leurs occupations, après tout. S’il ne s’était pas perdu, rien de tout ça ne serait arrivé.

- Merci pour votre aide. Je suis vraiment désolé de vous déranger toutes les deux, surtout à une heure aussi tardive, vous avez probablement des choses à faire ou un endroit où aller ou même autre chose, oh mon dieu est-ce que je vous retarde?

La panique le prend à la gorge pendant quelques secondes, malgré son cerveau totalement conscient qu’elle n’a probablement rien à faire ici. Fifa ne l’aiderait pas si elle n’avait pas le temps de le faire? Kokoï aurait fait une remarque, peut-être? Non. Tout va bien. Elles vont l’aider à trouver la sortie et il pourra les laisser partir pour ne plus les retenir.

La marche promet d’être lente, quelle qu’en soit la durée, et Blind Spot se prépare mentalement à se concentrer sur tout geste et toute parole de la part de ses guides. Elles sont son dernier espoir de sortir d’ici vivant, et même s’il leur fait déjà confiance, il prie pour qu’elles ne l’abandonnent pas avant la fin elles aussi. Il serait bien incapable de finir le chemin. Il s’écarte alors que Fifa lui appuie doucement sur l’épaule, murmurant un merci lorsqu’elle lui assure qu’elles vont l’accompagner jusqu’à une sortie.

Ses craintes s’avèrent effectivement infondées et sa panique inutile, puisque l’autre adulte les met rapidement à terre avec un rire. Oubliez infondées; il avait complètement tord, et elle sonne terriblement sincère en lui affirmant qu’il ne dérange en aucun cas. Pire encore, le voilà qui s’entend dire que sa présence est la bienvenue. Kokoï est, paraît-il, dissidente, et ainsi obligée de rester pour un temps indéterminé dans les Terres Orphelines (qui, il l’imagine, doivent être la résidence des deux juments). Le pur-sang prend une seconde pour se demande si les terres sur lesquelles il se trouvent en font partie. Qu’importe, il doit répondre, et il sourit, plus détendu.

- Oh, eh bien ravi d’être utile en allongeant la soirée, dans ce cas.

Leur marche continue pendant peu de temps avant que la pouliche ne reprenne la parole, posant à sa mère une question qui interrompt l’étalon dans ses pensées. Il se demandait bien d’où venait le feu et les étincelles où il vagabondait, mais il apprend maintenant des informations nouvelles qui ne manquent pas de l’étonner.

- Un an?! Mais, c’est impossible, les flammes arriveraient à court de combustible au bout de peu de temps… Non?

Il se sent comme un jeune poulain encore une fois, dans la même interrogation que la vraie pouliche qui marche en même temps que lui, attendant avec impatience une réponse de la part de la jument. L’idée d’un incendie durant aussi longtemps et ne s’arrêtant pas lui paraît tout bonnement absurde et impossible; il ne s’y connaît pas particulièrement, mais même lui sait que le feu se propage à une vitesse incroyable et que même dans une grande forêt, il aurait fini par s’arrêter. Pourquoi diable y a-t-il encore des braises et des souches en feu? Sa douleur fait soudainement plus de sens. Il n’aurait pas pu y échapper.

La question de Blind Spot reçoit une réponse, et pas une petite: Fifa, comprenant probablement qu’il n’a au final aucun idée d’où il se trouve de façon générale, lui offre généreusement tout un résumé de ses environs. Après avoir appris qu’il se trouve sur les Braises Eternelles (qui portent bien leur nom, il semblerait), le voilà qui s’entend dire que l’île sur laquelle il se trouve a des propriétés magiques. S’il ne doute pas un instant de la beauté que cet endroit peut avoir la nuit, il est tout de même bien content d’en sortir alors qu’il fait attention à l’endroit où il pose ses sabots. Voilà un cauchemar qu’il espère ne pas revivre. Qui sait si l’île d’Horse-Wild ne regorge pas d’autres territoires aussi dangereux que celui-ci?

Si cela ne suffisait pas, la pouliche à ses côtés en rajoute une couche et lui offre encore plus d’explications, allant de la présence de trois divinités veillant sur leurs mortelles personnes à un petit topo sur les terres qui composent l’île; arrivant même à insérer sa grand-mère dans son petit discours. Et à préciser, de façon presque nonchalante, que l’une des divinités a élu ses parents comme dominants. Cela commence à faire beaucoup de noms et de rangs que le pur-sang n’est pas bien sûr de pouvoir tous retenir.

Il s’arrête pendant quelques secondes pour enregistrer plus calmement cette montagne d’informations, recevant une nouvelle étincelle sur la croupe, pour finalement reprendre sa marche en récitant tout ce qu’il a réussi à retenir.

- Donc, les dieux existent. Nous sommes en train de marcher dans un territoire qui brûle depuis très longtemps parce que nous marchons sur une île avec des propriétés magiques─ ce qui explique les dieux. Cet endroit fait partie d’un ensemble de terres, et il y a plusieurs terres sur l’île? dit-il, les oreilles en arrière. Et certaines terres sont dominées? Et vous êtes dominante des Orphelines? Félicitations pour votre nomination, un peu en retard j’imagine. Il redresse les oreilles. Tout ça m’a l’air bien compliqué, c’était clairement plus simple chez les humains.

Les paroles de Kokoï lui reviennent instantanément en tête, et il baisse un peu la tête dans sa confusion.

- J’ai entendu parler des Secrètes, cependant, et je fais partie du troupeau… sort-il doucement, un peu gêné. Quel est leur problème?

Il continue de marcher avec elles, un peu inquiet. Pourquoi ses terres seraient-elles mauvaises au point d’avoir une réputation négative? Pourquoi y aurait-il un troupeau sur des terres mal vues? Tout cela lui brise le cerveau.

Le flot d’informations n’en finit pas. Fifa est manifestement une encyclopédie vivante, a sans aucun doute subi de nombreux cours d’histoire de l’île pendant son enfance, et ce doit être sa première occasion d’enseigner à un pur inconnu ce qu’elle a appris. Ce flot d’info, bien qu’un peu lourd et envahissant, a le mérite d’être intéressant et de lui apprendre des choses qu’il est bien heureux de savoir. Comme le nom du dominant des troisièmes terres dominées, ou le fait que lui n’en a pas encore. N’y a-t-il personne qui veuille dominer les Secrètes?

Il note les terres à éviter, préférant ne pas préciser à la jument que même s’il mettait pied dans la jungle avec les primates, il n’aurait aucun moyen de le savoir. Le bai apprend également qu’il y a des restes de vie humaine. Il connaît la vie humaine. Se pourrait-il que l’île magique pleine de chevaux et gouvernée par des dieux renferme un petit coin d’habitude et de souvenirs? Ou seulement un bâtiment décrépi qui ne lui dira rien?

Blind Spot n’a pas forcément envie de quitter le troupeau des Secrets. Il y est depuis un certain temps, même sans savoir ce que cela impliquait, et n’a encore pas eu affaire à quelque chose qui pourrait lui faire regretter son choix. Il devrait visiter les Terres, se faire une idée des territoires auxquels il est censé appartenir, toujours en espérant trouver un guide sur son chemin. Mais Kokoï a l’air déterminée à leur faire une mauvaise publicité: et elle est jeune, probablement pas assez mature pour avoir un avis objectif, d’autant plus que sa mère ne semble pas être totalement d’accord. Si Fifa parvient à calmer ses nerfs en affirmant que les Secrètes n’ont rien de spécial et qu’il y serait bien, elle suit tout de même le chemin de sa fille en lui assurant qu’il serait le bienvenu chez elles.

Le pur-sang n’a pas envie de quitter son troupeau, mais il n’a pas envie de décevoir la pouliche non plus. Qui sait, il pourrait lui briser le coeur en refusant promptement, et elle le détesterait au final et quelle impression cela laisserait sur la dominante à ses côtés? Non, il doit trouver un moyen de refuser sans pour autant faire du mal à Kokoï, qui a l’air de vraiment vouloir le recruter.

- Je, euh… J’y penserais, dans ce cas. Merci.

Ce n’est pas tout à fait un mensonge, après tout, si?

Malgré le fort probable mécontentement de la pouliche, Fifa reste agréable et sincère et lui souhaite juste de se plaire sur l’île. Cela le fait sourire, il a tout de même déjà visité des endroits plus accueillants que celui-ci et il espère bien en voir d’autres, prêt à rester un moment sur cet endroit des plus intéressants.

La chaleur se fait plus maigre à mesure qu’ils avancent et Blind Spot a l’impression d’avoir marché une éternité lorsque la jument lui annonce qu’ils sont enfin sortis. Elle lui fait ses adieux et lui propose encore une fois son aide à tout hasard s’il venait à passer sur ses terres; pleine d’attention, elle a la gentillesse de les lui décrire pour qu’il puisse éventuellement les reconnaître.

- Je retiens, dans ce cas. Merci encore de votre aide!

A en croire le ton employé par sa mère qui lui ordonne de dire au revoir, Kokoï était fort probablement en train de bouder. Elle le salue tout de même, le remerciant encore une fois d’avoir allongé sa soirée, et s’il est désolé de l’avoir déçue à propos des troupeaux, il est tout de même content d’avoir pu rendre service.

- Bonne soirée à toutes les deux. C’était un plaisir, Kokoï.

Il les écoute tranquillement s’éloigner, les deux bruits de sabot complètement différents et pourtant tous deux légers. Elles sont déjà parties lorsque quelque chose lui vient à l’esprit. Il a déjà visité un verger autrefois. Elle ne le savait même pas. Qu’importe, cependant, le mal est fait et il doit s’en aller vers des territoires plus accueillants. Il secoue les cendres de sa robe et de son corps, espérant que le territoire ne cache pas de toiles d’araignées qui auraient pu s’emmêler dans sa crinière, avant de partir au trot dans une direction qui s’éloigne le plus possible des Braises. Plus jamais.