Éveil [Libre]

Éveil

Aurore Opéra avait fait une chose qu’il ne comprenait pas encore très bien. Pourtant, il avait eu le temps d’y réfléchir et l’avait pris sans contrainte. Depuis combien de mois errait-il par-ci par-là sans poser son regard sur le paysage ? Il voguait, réfléchissait. Il était comme en pause dans sa drôle de vie et ne savait pas à qui en parler. Rose Madder lui semblait le candidat idéal, mais il n’avait pas voulu aller sur les Orphelines et n’avait pas trouvé sa sœur sur les autres terres qu’il avait visitées. Il fallait dire qu’il n’avait pas beaucoup quitté les Secrètes d’en l’espoir de trouver Commedia Dell’Arte, introuvable depuis leur rencontre dans la Plaine Illuminée. Où était-elle passée ?


Le rouquin s’était finalement décidé à en toucher deux mots à ses parents, croisés dans un coin tranquille de l’île. Évidemment, il ne leur avait pas tout dit et s’était contenté de récolter les informations qui l’intéressaient. Voilà pourquoi il était là aujourd’hui. C’était le dernier endroit où il pouvait chercher Commedia. Car c’était ici que les conséquences de ses actes pouvaient mener la jument palomino. Un lieu de paradis pour la délivrer d’un poids qu’il n’était plus sûr d’avoir voulu lui donner.


L’entier traversa la rivière à gué, l’œil aux aguets d’une robe dorée. Cela faisait plus d’une semaine qu’il traînait dans le coin et les regards que l’on posait sur lui étaient, pour la plupart, hostiles. Il n’était pas le bienvenu sur une terre où il n’avait rien d’autre à faire que mater le bonheur des autres. Son bonheur à lui n’existait pas. Il se sentait rempli de tout plein d’émotions désagréables. De la colère, du désespoir, de la tristesse et un amour qui s’effaçait de jour en jour, lentement remplacé par la honte et la trahison. Trahi, oui, c’était ainsi qu’il se sentait.


Aurore releva la tête de l’eau claire et promena son regard à l’horizon. Il devait se rendre à l’évidence : Commedia Dell’Arte n’était pas ici. Il était seul et le resterait peut-être à jamais…

Il est environné de têtes décapitées et de corps mutilés, broyés par les vagues et ravagés par le sel brûlant qui a déchiqueté leurs plaies. Hyuna’. Hyuna’ n’est pas là tandis qu’il se débat dans l’eau froide où il a fait naître un peu de chaleur dans les profondeurs de son ventre fin. Il n’ose pas l’imaginer arrondi par la vie qu’il y a peut-être fondée et erre sur les Terres de la Vie dans l’espoir d’apercevoir l’ombre de Dagda, les jambes gantées de lune de sa belle, l’étoile qu’elle porte sur son front et qui le guide dans ses nuits d’insomnie.

Il pense à elle quand le naufrage refait surface dans son esprit troublé où grognent les souvenirs déchaînés. Son enfant le tuera-t-il comme il a tué son père ? Il imagine la silhouette décharnée d’une pouliche défigurée par ses gènes, sa robe sombre et dorée venue le plonger dans les ténèbres éternelles d’un abîme mortel, des abysses qui l’accueilleraient en leur sein pour le soulager en le plongeant enfin dans le sommeil.

Pourtant, No. Thirteen ne regrette rien. Il surgit des flots calmes de la Rivière de la Vie et suffoque, lutte contre l’eau tranquille dont il peine à s’arracher. Son profil creusé par l’obscurité de la cavité qui abritait par le passé un œil mordoré, les lèvres tordues dans un cri qu’il ne parvient pas à pousser, l’étalon crème s’abat soudain sur la berge, le corps secoué de spasmes et la respiration erratique. Il s’est encore effrayé et ne parvient pas à cacher sa honte, les membres repliés contre ses flancs et son corps immaculé parcouru de frissons.

Aurore Opéra n’en pouvait plus de chercher. Il avait beau essayer de se rappeler, il n’arrivait pas à savoir combien de temps s’était écoulé depuis la dernière fois qu’il l’avait vue. Trop à son goût, en tout cas. Il comprenait peu à peu les enjeux de cette journée, les conséquences qui en résulteraient. Il saisissait, pas encore tout à fait, le pouvoir que la jument dorée avait eu sur lui et avec quelle facilité elle l’avait manipulé. Lui qui s’était tant moqué de son père et de son comportement face à sa mère ! Il n’était pas mieux. Encore aujourd’hui, après ces nombreux mois d’errance et de recherche infructueuse, il couvait l’espoir fou de la trouver et de pouvoir respirer à ses côtés.

Dans ses cauchemars, le soleil n’apparaissait plus derrière sa cape de brume. Il se cachait, se couvrait de la tête aux pieds et brillait faiblement dans son champ de vision sans se montrer. Il lui échappait peu à peu et Aurore ne pouvait rien faire pour le rattraper. Il savait, tout au fond de son cœur meurtri, que la belle n’avait jamais voulu de lui. Peut-être même se moquait-elle de sa naïveté à l’heure qu’il était…

Le rouquin redressa la tête, interpellé par un bruit soudain. Comme recraché par les flots calmes d’une Rivière qui donnait la vie et refusait d’être témoin de la mort, un fantôme blanchâtre s’écrasa lourdement sur la berge. Les spasmes de son corps qui goûtait à nouveau au monde lui donnaient des contours flous et une aura d’au-delà. Des volutes de chaleur léchaient son ventre rond. Aurore se demanda de quelle rondeur pouvait être le ventre de Commedia si tant était que ses actes aient eu une telle répercussion sur son corps. Sa mère avait été si belle dans sa robe de future mère… Puis l’odeur le frappa de plein fouet, atténuée par l’eau claire. Un mâle.

Aurore s’approcha prudemment. L’étalon blanc ne semblait pas tout à fait en bon état et l’inquiétude le gagnait, mais il savait ce que les autres pensaient de sa présence ici et il ne voulait pas se mettre en travers du bonheur d’un autre mâle. Pourtant, quelque chose lui disait que ce n’était pas le cas et que l’inconnu avait besoin d’aide. Son pas se fit plus assuré, mais il s’arrêta tout de même à une certaine distance de l’individu. Il ne voulait pas empiéter sur son espace vital et privé.

Avez-vous besoin d’aide ? demanda-t-il d’une voix douce pour ne pas briser le calme du lieu.

Ce fut à cet instant qu’il le vit : cet orbite vide qui trouait son visage. Aurore Opéra oublia tout de ses politesses pour fixer son regard dans ce puits sans fond, ce trou noir qui absorbait le monde et sa lumière. Tant d’obscurité…

La Rivière de la Vie n’a rien du Styx, le fleuve infernal de la Grèce Antique. Et la silhouette de feu qu’il aperçoit sous sa paupière éplorée n’est pas Charon, le passeur qui l’attend sur le berge pour réclamer son dû. Si le Styx ne laisse pas s’échapper les morts, la Rivière de la Vie d’Horse-Wild ne laisse pas les imprudents s’y noyer et refuse que des vies volées se lovent dans son lit. Il n’y a pas de vase pour retenir No. Thirteen et il tousse en reprenant peu à peu ses esprits, se redresse maladroitement pour se tourner et arracher à la vue de l’inconnu le trou béant qui ronge son visage.

- Non.

Mais il chancelle et s’effondre à nouveau. L’étalon crème n’a pas dormi depuis bien longtemps et la fatigue l'a poussé dans les flots. Il y a revécu le naufrage et son corps fatigué ne peut plus porter son esprit tourmenté tandis qu’il respire bruyamment, le poitrail soulevé par un souffle de vie nerveux. Que dire ? Son interlocuteur n’a pas l’air agressif mais le borgne ne souhaite pas lui faire confiance. Il ne faudrait pas se tromper et le regretter. Mais il est incapable de bouger, pas pour se battre et il voit à peine les flammes tamisées de la robe de l’inconnu.

- C’est plutôt votre compagne qui a besoin de votre aide, dit-il finalement, s’apaisant quelque peu.

L’obscurité de son œil renvoya l’étalon roux aux souvenirs de son enfance. Il se revit, si jeune, marcher aux côtés d’un père qui oscillait sans cesse entre obscurité et lumière sans arriver à se poser. Le noir de ce trou béant qui lui bouffait le visage, lui rappela l’œil triste de son géniteur et Aurore détourna le regard. Que penseraient-ils de lui, ses parents, s’ils savaient ? Y aurait-il, dans l’œil noir d’Ungo, de la honte ou de la déception ? Étonnamment, il était sûr que non et se demanda s’il n’aurait pas préféré que ce soit le cas.

L’étrange inconnu tout de blanc vêtu essaya de se redresser et retomba. Opéra se mordit la lèvre pour se retenir de l’aider. On lui avait dit non. Il ne pouvait pas se jeter dans la gueule d’un loup sûrement trop fort pour lui. Il n’avait ni l’énergie ni l’esprit nécessaires à un combat. Il était las et fatigué, lui aussi. Il préféra s’allonger en espérant que le mâle n’essaie plus de se lever alors qu’il n’en avait visiblement pas la force.

Ma compagne ?

Aurore Opéra n’avait pas réfléchi aux choses dans ce sens-là et le mot lui brûla la langue en sortant de sa bouche. Commedia Dell’Arte n’était pas sa compagne. Aussi sûrement qu’il l’avait aimée, il pouvait l’affirmer. Maintenant qu’il y pensait, quelque chose dans son comportement avait instauré une distance entre eux qu’il s’était empressé d’entretenir. Elle l’impressionnait tant qu’elle était inaccessible. Même s’il rêvait de pouvoir la voir à ses côtés en tournant la tête, il se demanda soudain ce qu’il en serait vraiment si cela arrivait. Et, violemment, la vérité le frappa de plein fouet : cela n’arriverait jamais.

C’est votre compagne que vous cherchez ? demanda-t-il pour détourner le sujet de lui-même. Peut-être l’ai-je croisée ? Décrivez-la-moi.

No. Thirteen hoquette tandis que l’inconnu s’allonge à ses côtés. Il ne s’étend pas et ne se prélasse pas mais c’est tout comme pour le borgne qui ne baisse jamais sa garde. Il regarde l’étalon de feu avec méfiance et montre même les dents dans un simulacre de défiance qu’il n’a pas la force d’exécuter. Lorsqu’il parviendra à se lever peut-être… Il sera plus prompt que l’autre à se dresser sur ses jambes et lui fracassera la boîte crânienne d’un coup de pied pour se venger de cet affront.

Comment ose-t-il s’abaisser à son niveau ? On ne set met pas à la hauteur d’un autre entier, on ne le prend pas en pitié ! Mais l’étalon crème est incapable de prouver à l’inconnu qu’il a tort et c’est la surprise de son interlocuteur qui l’emporte sur ses élans de violence avortés par sa fatigue. Il pourrait s’étonner de le voir ici s’il n’attend pas une jument mais lui-même a trouvé celle qu’il ne pensait pas chercher lorsqu’il a longé la Rivière de la Vie pour la première fois. No. Thirteen soupire et abandonne à contrecœur ses instincts bagarreurs.

- Pas vraiment… je sais que notre fille n’est pas due avant plusieurs mois. J’étais… il hésite, avoue finalement, nostalgique. Mais vous, que faisiez vous là si vous n’attendez rien ni personne ?

Le borgne ne veut pas parler de lui et fixe l’inconnu d’un œil enflammé. Il a l’air jeune, inexpérimenté et No. Thirteen sait que s’il trouve la force de se lever il pourra gagner. Mais il est las et fatigué, l’autre jeune et reposé. Peut-être bien que son interlocuteur l’emporterait sur le crème exténué qui pense encore à l’affronter. A vrai dire il se demande s’il n’a pas affaire à un individu tout aussi instable que lui. Il ne comprend pas comment les étalons sauvages font pour se respecter.

Peut-être que les hommes ont encouragé son agressivité pour se vanter de l’entier qu’il était, bagarreur et dangereux. Peut-être que, finalement, No. Thirteen n’a pas besoin d’affronter et de menacer de tuer tous les mâles qu’il rencontre. Maintenant qu’il y pense, il réalise que personne ne l’a agressé sur l’île, jusqu’à présent. Il s’est agacé après Ace of Hearts, a envisagé de noyer un vieillard mais ceux qui pouvaient l’affronter ne lui ont pas donné l’impression de le vouloir. Shiro, Kuro, ils se complaisaient dans un pacifisme somme toute reposant.

Peut-être que celui-là aussi, est pacifiste.

Aurore Opéra n’aimait pas voir dans cet orbite vide les reproches que son père ne lui fera jamais. Il essaya de se persuader que sa mère saura se montrer plus sévère, que sa sœur le rouera de coups pour sa bêtise et sa trahison. Il aimerait que quelqu’un le ramène sur terre, mais son nuage était si haut dans le ciel… Machinalement, il regarda l’herbe entre ses jambes et se demanda s’il mourrait quand on l’aura poussé de tout là-haut.

Le roux ne remarqua pas le comportement agressif de l’étalon blanc. Il préférait regarder ailleurs, chercher avec cet espoir débile une trace de son soleil d’hiver, d’une cape de brume pour dissimuler la rondeur d’une jument palomino. Il ne trouva rien. Évidemment. Commedia n’était pas là.

Félicitations, dit-il avec respect et admiration.

Aurait-il une fille ? Un fils ? Aurait-il seulement un poulain ? Il ne comprenait pas bien ces choses et souffrait de son ignorance. Où était-elle, Commedia, pour lui donner tort ou raison ? Il n’en pouvait plus de chercher sans trouver. Pourtant, il savait pertinemment qu’il n’arrêterait pas sa quête avant de l’avoir terminée. Il trouverait la belle actrice. Ronde ou non, il finirait par la trouver.

J’attends quelqu’un, mais ce n’est pas ma compagne. (Il se fait doucement à l’idée.) Je l’ai perdue de vue depuis si longtemps… Peut-être qu’elle ne viendra pas. Je ne sais pas.

Opéra aperçut une tache dorée à l’horizon. Il sut d’avance que ce n’était pas celle qu’il cherchait. Sa démarche, son aura. Rien ne correspondait. Il soupira. Que dirait sa petite sœur quand elle saurait le temps qu’il avait passé ici, à courir après des fantômes ? Se moquerait-elle de lui ? Il l’espérait presque. Sa situation était si risible…

Vous avez rencontré votre compagne ici ? (Il regarda le ciel, chercha dans ses nuances les rayons qu’il avait vus dès ses premiers pas.) C’est ici que je suis né. Je l’avais presque oublié.

Les félicitations de l’inconnu l’intriguent. Se réjouit-il vraiment pour lui quand il est visiblement démuni ? Ne se sent-il pas en compétition avec lui pour prouver sa masculinité ? Soudain, No. Thirteen est las. Il soupire, détourne les yeux et la tête en marmonnant un remerciement qu’il dédie à Hyuna’ car il n’a fait que l’assister dans ce projet grandiose. C’est elle, qui a accepté qu’il y prenne part.

L’étalon crème bat des cils et revient à l’instant présent.

Il observe l’autre entier et décide qu’il a assez lutté. Ses instincts sont faibles aujourd’hui, tout comme lui et il n’a aucun mot de réconfort à apporter au plus jeune. Il ne sait même pas comment il se nomme et va y remédier sous peu. Les questions de l’inconnu le laissent songer tandis qu’il avale sa salive et jette un regard mordoré au ciel qui reflète sa prunelle.

- Je suis No. Thirteen, et vous ?

Hyuna’ n’est pas vraiment sa compagne et il n’a pas envie de raconter leurs échanges ni leurs ébats. Il cherche une façon polie de répondre à l’autre étalon, finit par se raccrocher aux faits qu’il a évoqués car c’est plus simple ainsi. Autant parler de l’entier, s’il ne veut pas parler de lui-même. Le crème baisse les yeux et gratte pensivement l’herbe sous lui, son antérieur engourdi par l’inactivité. Mais déjà, son corps récupère quelque peu.

- Nous nous sommes croisés, oui. Il n’élabore pas plus. C’est normal, vous étiez trop jeune pour vous en souvenir. Dommage qu’il n’en aille pas toujours ainsi avec tous les évènements dont on se serait bien passés. Je doute que la naissance soit agréable pour le nouveau-né, il n’y a que la famille pour s’en réjouir.

Oui, c’était ici qu’il était né. Il avait pris sa première inspiration, fait ses premiers pas. Il ne se souvenait pas de cette journée. Peut-être était-ce mieux ainsi. Il voyait vaguement un reflet alezan. Une robe qu’il ne connaissait pas. Avait-il boudé ? Peut-être était-ce ce jour-là que tout avait commencé. Il boudait si facilement, avant. Aujourd’hui, le monde lui tombait sur le dos et appuyait sur ses épaules. Il ne boudait plus, mais trouvait dans son attitude les reflets d’une robe sombre et d’un regard aussi noir que l’orbite vide de l’inconnu. Peut-être était-il voué à la même vie que son père. Mais il eut beau tourner la tête, il ne vit aucune perle dans son armure argentée.

Treize. Un numéro pour nom. Cela fait plus de sens que le sien dont il n’a toujours pas compris la provenance. Ses parents sont muets comme des tombes. C’était peut-être là-bas, au cimetière, qu’il aurait pu trouver une réponse à ses questions. Il ne cherchait plus, de toute façon. Peu importait ses origines. Il devait regarder où il allait maintenant. Quel nom donneraient-ils à leur enfant ? La question le remua. Il n’en avait pas la moindre idée.

Aurore Opéra.

Il en oubliait ses bonnes manières. La seule chose qui soit véritablement à lui. Il en était presque fier. Presque. Cela lui semblait naturel, avant. Maintenant, il se posait la question. Il lui avait fallu si peu de choses pour les oublier. Commedia en serait-elle la cause ? Était-elle entrée dans sa vie pour la perturber ? Il ne comprenait pas encore tout de ces choses-là.

C’est justement à elle que je pensais. La famille. À ce qui les a poussés à me faire, à venir ici ensemble pour me regarder naître. Pourquoi ont-ils fait une place pour moi dans leur vie ? C’est un mystère. (Il réfléchit, pencha une oreille de côté pour écouter un hennissement qui ne lui était pas destiné.) Je crois qu’ils s’aimaient. Vous aussi, vous l’aimez ? C’est pour cela que vous la cherchez ?

Aurore comprenait que l’étalon ne voulait pas parler de lui, mais il ne pouvait s’en empêcher. Lui poser ces questions éclaircissait certains points obscurs de sa vie. Il se rendait peu à peu compte des choses qui faisaient son monde. Oui, il aimait Commedia Dell’Arte. Mais Commedia ne l’aimait pas. Peut-être même ne l’avait-elle jamais aimé. Cela, il était capable de l’accepter. Il avait mal, mais il l’acceptait. Pourtant, la prochaine question lui broyait le cœur et l’empêchait de respirer. Que se passerait-il pour son enfant ?

Là où il porte un numéro, son interlocuteur bénéficie d’un nom poétique que No. Thirteen ne lui envie pourtant pas. C’est trop compliqué, les autres s’arrêtent sur ce nom composé dont la signification n’a pas vraiment de sens. Finalement, n’être qu’un nombre n’appelle pas d’explication et il se porte mieux ainsi.

Il baisse l’oeil sur l’étalon qui s’est couché non loin de lui et se fait la triste réflexion qu’ils ressemblent à deux nouveaux-nés à peine échappés du placenta, dont le liquide les baignait encore quelques secondes auparavant. Sa robe crème est toujours humide et une brise légère le fait frissonner. Il ne faut pas tarder à se lever.

Les questionnements d’Aurore Opéra le font finalement sourire et le borgne laisse échapper un rire. Que d’interrogations qui ne l’ont jamais intéressé et il ne va pas commencer maintenant. Il ne veut pas se rappeler du corps sans vie de sa mère et celui, fracassé, de son père.

- Ont-ils vraiment besoin d’une raison ? Peut-être ne pensaient-ils pas aux conséquences de leurs actes, ou bien voulaient-ils un témoignage en chair et en os de ce qui liait leurs deux âmes dans leurs coeurs.

Il n’a pas l’habitude d’offrir ce genre de platitudes romantiques et se renfrogne. Et lui, pourquoi vouloir donner une fille à Hyuna’ plus qu’une autre ? Rien ne les lie mais il veut qu’un de ses enfants au moins, ait la chance de le connaître. Quitte à lui donner la vie, autant l’accueillir avec une mère qui sera digne d’elle. Sa fille.

- Non (un hennissement couvre sa réponse). Vous croyiez que vous l’aimiez lorsque vous l’avez rencontrée, n’est-ce pas ? C’est pour ça que vous êtes là, car même si vous avez réalisé qu’elle ne vous aimait pas vous vous demandez encore ce que vous, vous ressentez. Mais il n’y a pas besoin de l’aimer elle, si elle ne vous aime pas non plus, c’est votre progéniture qui en aura le plus besoin.

Aurore Opéra fixa sur No. Thirteen ses yeux noirs. Il chercha dans l’œil doré un indice, un sous-entendu, n’importe quoi qui pourrait l’aider. Les mots du mâle ne lui plaisaient pas. Ils correspondaient à la situation de ses parents, à ce qu’il en avait compris, mais ils ne lui correspondaient pas à lui. Encore moins à celle qu’il avait bêtement voulu pour lui. Certes, il ne pensait pas aux conséquences de ses actes, mais Commedia, si. Et ils n’essayaient certainement pas de prouver le lien entre leurs deux âmes.

Quel était-il, ce lien ? Y en avait-il seulement un ? Aurore comprenait peu à peu d’où son amour était venu, pourquoi il était venu. Tout ceci remontait à un temps où il n’existait pas encore, à une histoire qu’on lui avait contée. Son père avait trouvé, dans une terre près d’ici, une superbe perle bronze enveloppée dans son armure argentée. Une force comme il n’en aurait jamais de toute sa vie. Opéra s’était laissé bercer par ce conte, l’avait envié. Lui aussi, il voulait trouver quelqu’un comme cela.

Je l’ai aimée, dit-il, très sûr de lui. Pour lui, la question ne se posait même pas. Mais pas comme je l’aurais dû. Pas pour ce qu’elle était, mais pour ce qu’elle représentait. C’était idiot, mais je ne regrette pas. J’aime cet enfant à naître et rien n’y changera. Vous avez raison.

À bien y penser, Aurore ne connaissait rien de Commedia Dell’Arte. Elle se présentait à lui comme un mystère qu’il ne pourrait jamais résoudre. C’était une partie d’elle qui l’avait séduit. Son imagination s’était chargée du reste. Pourtant, maintenant qu’il faisait face à la vérité, il ne s’en voulait pas. Il n’avait pas honte. Cet amour n’était pas un mensonge, mais il avait fait son temps. Dorénavant, Opéra devait penser au futur. Il devait penser à lui et son enfant, à sa famille, que Commedia décide d’en faire partie ou non. Elle ne l’empêcherait pas de voir ce qu’il avait fait. Peu importait son jeune age, il prendrait soin de sa progéniture. Il pouvait y arriver.

Mais je vous embête avec mes histoires, alors que vous n’avez rien demandé… (Le roux se sentit coupable et honteux.) Je ne vous importunerai plus. Je vous souhaite de trouver, vous aussi, une réponse à ces questions, No. Thirteen. J’aimerais vous conseiller de rejoindre celle que vous n’aimez pas, une fois qu’elles ont disparu… (Aurore frissonna à l’idée de ne jamais retrouver Commedia à temps.) Mais je crains que ce ne soit pas mon rôle. Quoi qu’il en soit, prenez soin de vous. J’espère vous recroiser, un de ces jours. Qui sait… nous aurons peut-être chacun un poulain à nous présenter. (Il sourit à cette pensée.) Il est temps pour moi de reprendre mes recherches. Faîtes attention à vous.

Aurore Opéra se leva, recula de quelques pas et s’ébroua pour ne pas gêner l’étalon crème. Enfin, il inclina la tête en guise de salutations et tourna les talons.

No. Thirteen doute d’aimer Hyuna’ pour ce qu’elle est. C’est probablement ce qu’elle représente, qui l’a attiré. C’est bien pour cela que les gens tombent en désamour après quelques temps, car ils réalisent que la personne qui a fait chavirer leur coeur n’a pas grand-chose de l’illusion dans lesquels ils se sont baignés, bercés d’illusions… Son père a probablement déçu sa mère et le crème ne peut nier que son père n’était pas à la hauteur lorsqu’il l’a vu tomber.

Il soupire et ne contredit pas ce jeune entier qui a encore beaucoup à apprendre. Au moins tient-il compte des leçons que la vie daigne lui dispenser. Il ne pensait pas réconforter l’étalon lorsqu’il l’a vu approcher. Dire que l’autre voulait l’aider. No. Thirteen frissonne et rassemble ses forces pour bander ses muscles, prêt à se relever. Il n’a plus envie de se battre et dans ses prunelles mordorées dansent des pouliches aux robes scintillantes.

- Des pouliches qui se poseront tout autant de questions, murmure-t-il en hochant lentement la tête.

Être un bon père, c’est permettre à son enfant de se faire des amis, après tout. Il se relève à son tour et prend congé avec la sensation de s’être trompé. Peut-être se trompe-t-il, peut-être que ses instincts ne désirent pas voir le sang couler et ses adversaires s’effondrer. Peut-être a-t-il seulement besoin d’être entouré et les affronter n’est qu’un moyen de les inviter à rester, à le chercher afin de se venger. Lui sait dorénavant qui il va retrouver.