Pluie, pluie

Je m'élance comme une flèche quand Mama m'autorise à m'éloigner un peu d'elle. La pluie interminable de la plaine ne me rebute pas contrairement à elle qui s'est abritée sous un arbre et c'est dans une glissade que je m'arrête au milieu des Pluies Perpétuelles, projetant de la boue partout autour de moi.

« Yiiiihaaaa ! »

Je piaffe fièrement sur mes petites jambes chaussées de balzanes plus boueuses que blanches à présent. Une ruade plus tard et me voilà repartie, joyeusement et plus silencieusement qu'avant. Je rôde dans la plaine, me faufile entre les gouttes de pluie jusqu'à apercevoir une ombre sous un arbre. Je plisse les yeux et m'approche sur la pointe des pieds, furtive comme un  nuage de pluie.

« Je ne savais pas que les ombres étaient vivantes... songé-je tout haut. »

Adieu la discrétion ! Vu que je me suis parlée à moi-même l'ombre m'a entendue. J'abaisse mon arrière-main, prête à bondir et filer au loin si elle se montre agressive... Elle m'a répondu ! Une tête apparait, tout doucement, puis, petit à petit, le corps... je plisse mes yeux bleus avant de reconnaître, non sans mal... un cheval ! Ouf, rien d'anormal alors. Le vieux frison me couvre de son ombre et me protège de la pluie ce que je sais apprécier même si je m'inquiète un peu pour ses vieilles articulations. Il ne faudrait pas qu'il attrape froid.

« Tout s'explique ! m'exclamé-je en riant. »

Il me pose des questions légitime qui me font gonfler le poitrail et me redresser avec fierté car Mama m'a laissée m'éloigner (pas trop) et je le toise du haut de mes premiers mois en répondant avec assurance.

« Mon Papa domine le territoire avec ma Mama, je suis partout chez moi et Mama m'a laissée (on sent l'importance que je donne au mot dans ma façon de le prononcer) m'éloigner un peu car elle ne voulait pas rester sous la pluie. Elle est juste là, là-bas (je montre un bosquet non loin), sous les arbres ! »

Je mâche un peu d'air en réalisant que j'ai donné toutes ces informations à un inconnu et je bondis agilement hors de sa portée. Bien campée sur mes jambes, je le détaille de haut en bas en essayant de le situer. Rien.

« Et vous ? Qui êtes vous ? Que faîtes vous sur les Terres Orphelines ? »

Je ne le dis pas mais je le sens bien, il n'en fait pas partie. Je n'ai pas rencontré tout le troupeau, certes, seulement une bonne partie mais il ne me dit rien et Mama m'a dit qu'il n'y a plus de frisons noirs sur le territoire depuis qu'un tonton et mon grand-père paternel ont quitté le troupeau. Mamie Querouane est une solitaire donc elle ne compte pas non plus... Je pince mes lèvres et les tord, en pleine réflexion. Ah, si, il y a Ouragant, une amie de Mama, qui ressemble à un frison ! Mais je ne l'ai jamais vue et cet étalon est... eh bien... un étalon.

Cet étalon connait mes parents... ou du moins mon Papa. Je me renfrogne, non pas par méfiance mais parce qu'apparemment, il fait partie de la famille. Mais je ne l'ai jamais rencontré et Mama ne m'a pas parlé d'un certain Coeur Noir...

Je ne comprends pas pourquoi mes parents n'aiment pas Sorrow. Je tords ma bouche dans une moue pensive avant de sourire à mon arrière-grand-père, encore un peu sceptique. C'est étrange de rencontrer un inconnu qui n'en est à la fois un et pas un.

« Enchantée, Coeur Noir. Je m'appelle Kokoï. »

Soudain, quelque chose surgit de l'arbre près de nous. Je pousse un cri et me cache derrière le vieux frison, inquiète. Je n'ai pas vu ce dont il s'agissait et tous mes muscles sont bandés tandis que moi, je suis prête à détaler.

« Qu'est-ce que c'était ?! »

Je ne peux m'empêcher de rire, entre soulagée et amusée, quand Coeur Noir nomme ce qui m'a fait peur et explique ce que c'est.

« Une souris chauve ? »

Je ris encore un peu avant de bondir loin de l'abri qu'il me procurait et patauger dans la boue, l'éclaboussant au passage. Un peu gênée, je m'immobilise, penaude et tente de me rassurer en me disant que ça ne se voit pas sur sa robe noire.

« Est-ce que Papa me ressemblait quand il avait mon âge ? demandé-je plutôt. »

L'art de faire diversion, je l'applique autant que possible et frémit quand une goutte de pluie tombe sur mon garrot.

Coeur Noir ne me réprimande pas et je lui offre mon plus beau sourire quand il se contente de me dire de faire attention, conseil que je tâche d'appliquer. Ma robe à moi est couverte de tâches plus brunes que celles que j'ai habituellement.

Je sais que Papa n'est pas comme moi ou même comme ses parents à lui, il est encore plus blanc que ma maman ! Je comprends mieux pourquoi Mama ne m'a jamais parlé de mon arrière-grand-père maintenant.

Elle et Papa ne le connaissent pas et quelque chose me dit qu'ils ne pensaient pas le rencontrer un jour... J'aimerais bien rencontrer Sorrow moi ! Et passer plus de temps avec Mamie Querouane ! Et... et ma mémé...

Je baisse la tête à cette pensée mais ne dit rien de tout cela à mon grand-père, préférant plutôt lui poser des questions. Il n'y a que ça de vrai pour se changer les idées et apprendre des choses. Si on ne demande pas, on risque pas de le savoir.

« Pourquoi mon Papa te connait pas ? Et pourquoi je ne connais pas Sorrow non plus ? »

Il y a bien des secrets dans la famille et si je connais ceux du côté de Mémé, ce n'est pas le cas de ceux qui entourent la vie de Papa. Mama ne veut pas m'en parler non plus et avec ce que me dit Coeur Noir, je crois comprendre pourquoi : ce n'est pas beau à voir.

« D'accord... »

Kokoï s'éloignait peu à peu d'elle et Fifa plissa les yeux en reconnaissant une silhouette sombre dans la pluie. Ce n'était ni Sorrow ni Shiro, pas même Ouragant mais le comportement de sa fille ne laissait rien présager d'inquiétant aussi la laissa-t-elle agir librement. La pouliche était choyée, punie parfois mais sa mère n'intervenait pas dans ses rencontres tant qu'elle ne semblait pas en avoir besoin. Plus que tout, elle voulait voir sa fille s'épanouir et prendre son indépendance tout en sachant qu'elle pouvait se tourner vers ses parents dès qu'elle le désirait.

Elle ne s'approcha donc qu'en remarquant que Kokoï commençait à avoir froid et qu'elle ne parlait plus beaucoup avec son interlocuteur, que la crème salua d'un sourire aimable.

« Bonjour. Je vois que vous avez fait la connaissance de ma fille. Je suis Fifa, dominante du territoire. »

Ma Mama vient vers nous d'un pas tranquille et je lui souris joyeusement, m'empressant de la rejoindre pour me blottir contre elle.

Elle ne semble pas vouloir s'attarder alors je souris timidement à Coeur Noir, prête à le saluer poliment pour qu'on s'en aille quand elle l'aura décidé.

Kokoï vint se blottir contre elle et Fifa effleura brièvement son chanfrein d'un baiser avant de revenir à son interlocuteur.

Elle ne savait pas qu'il était toujours en vie mais les années inscrites sur son corps parlaient pour lui et elle détourna les yeux en regrettant qu'on ait pas laissé à sa mère la chance de vieillir autant que lui.

« Enchantée, Coeur Noir. Si vous souhaitez rencontrer Kuro vous aurez peut-être l'occasion de le croiser ici. »

La crème ne l'invita pas à revenir pour revoir Kokoï cependant. Elle n'avait aucune idée des relations qu'il entretenait avec Hyuna' et craignait que sa fille soit en danger si elle fréquentait le vieillard sans surveillance.

Elle avait aussi connaissance, dans les grandes lignes, du passé de Coeur Noir et n'était pas certaine de vouloir laisser Kokoï en sa compagnie de toute façon.

Je suis Coeur Noir des yeux tandis qu'il s'ébroue et nous salue avant de s'éloigner.

« Au revoir, j'étais contente de te rencontrer ! lancé-je à son ombre qui disparaissait sous la pluie. »

Fifa hocha lentement la tête à la demande de Coeur Noir. Elle ferait passer le message et lui offrit un sourire reconnaissant quand il ne s'attarda pas plus longtemps.

« Entendu, au revoir. »