Soleil timide

Sinistros méritait bien quelques vacances.

Une ambiance lugubre imprégnait son potager dévasté par les bacchanales Cyriaques. Le havre de haricots pacifiques avait été retourné par l'occasion, ainsi que par les lièvres, qui s'adonnaient eux-aussi à des orgies dont les conséquences, mignonnes, petites et touffues, ne pouvaient être châtiées sans que le coeur ne se serra. Sinistros craignait plus que tout l'hiver et l'avènement des lièvres blancs, qui lui rappelleraient sans nul doute la chasteté et la beauté de sa chère et tendre Amaranth, dame immaculée qui filait heureusement moins vite que les lapins lorsqu'il approchait, et mangeait aussi sa carotte avec moins d'empressement glouton.

Seul Tim II le vénérable, l'artichaut que lui avait offert Cyrius, trônait à présent au sein d'un champ dévasté par l'avidité équine.

Le bai avait donc besoin de se débarrasser de ses nombreuses considérations légumineuses et il le faisait en explorant un territoire encore méconnu, sur lequel ne poussait strictement rien, si ce n'était de l'herbe poussiéreuse qui tentait vaillamment de séparer deux rochers ennemis. Le soleil tombait sur les lieux. Sinistros avait visité quelques grottes, dans l'espoir de tomber miraculeusement sur l'entrée des Enfers. Il n'avait découvert que quelques crottes de puma séchées qui embaumaient malgré leur grand âge et avait été très déçu de ne point admirer au moins quelques peintures rupestres. Il avait toujours trouvé les courbes des chevaux de Lascaux dignes de Rubens.

En bon vacancier, il avait décidé de se dorer la pilule tant que le soleil tapait encore un peu. Aussi avait-il rejoint un endroit en hauteur assez plane et s'était-il allongé sur le dos, les quatre fers en l'air, raide comme un mort. Sa langue commençait à pendre sur le côté.

Les yeux clos, il songeait aux dromadaires, se demandant si ces derniers auraient survécu dans cette position.

Le soleil s'immisça peu à peu entre ses cils. Sinistros en conclut qu'il n'était pas entièrement aveugle, une impression qui fut confirmée par la vision d'une ombre mouvante. Il lui sembla même que le spectre s'exprimait. Le cerveau complètement hors-circuit, le bai se concentra sur la silhouette qui approchait, marmonnant dans les affres du délire :

" Et vous, vous n'êtes pas un dromadaire. "

Cette judicieuse observation faite - l'arrivant semblait même plutôt équin, somme toute, bien qu'il ait aussi pu s'agir d'une biche obèse ou d'une vache anorexique -, Sinistros tenta de se redresser. C'était sans compter sur l'atrophie de ses muscles encore plaisamment engoncés dans sa sieste. Ses jambes s'agitèrent comme celles d'un cafard que l'on a retourné sur le dos et condamné à une lente agonie dans la poussière. Cette analogie lui mettait les larmes aux yeux, ce qui contribuait à nettoyer le sang. Lorsqu'il releva ses prunelles humides, il vit mieux ce qui approchait et détermina que Blind Spot ne l'avait pas entièrement contaminé. Il avait encore une chance de s'en sortir et de devenir le pilote de chasse qu'il avait toujours rêvé d'être.

Une voix féminine s'éleva. Elle appartenait à la biche de Cérynie - non, à un rubik's cube doré. Uniforme. Ce qui allait à l'encontre du principe du Rubik's cube. Une fois de plus, une corporation cédait aux caprices de la bourgeoisie en anoblissant un produit du peuple, le recouvrant d'une couche dorée kitsch, neutralisant par la même occasion tout l'intérêt que l'objet pouvait avoir. Le rubik's cube était un jouet multicolore. Une représentation bariolée de l'intelligence de l'enfant d'ouvrier, capable d'aligner les mille nuances en quelques secondes. Que pouvait-on aligner, avec de l'or, sinon les mille bourgeois excentriques responsables de cette ignominie ?

Les questions coulèrent dans son cerveau alors qu'il parvenait enfin à rouler sur le côté, soulevant au passage un petit nuage de poussière rouge. Il s'attela alors à répondre à l’interrogatoire.

" Comment je me sens ? Désespéré. Mes rêves d'aviation s'envolent. L'avenir aérien de la race équine est compromis par ma cécité soudaine. Mon nom ? Sinistros. Mon âge ? Je n'ai plus d'âge depuis quelques années maintenant, il déplairait à trop de monde que je vieillisse. Mon troupeau ? Les trompeuses. Je sers loyalement le brave Cyrius, bien qu'un botaniste aveugle ne soit qu'une mauvaise herbe gangrenant le jardin. Je suis condamné à l'inutilité et à l'opprobre. Jamais plus je ne verrai distinctement ma chère Amaranth... "

L'idée fut chassée par une autre préoccupation.

" Des balzanes ? " demanda-t-il, les yeux rivés sur les jambes de son interlocutrice. " Cinq, " décréta-t-il après une bonne minute.

Sinistros plissa les yeux. Un voile rouge les recouvraient. L'aspect scientifique, qui avait cavalé lorsque la panique s'était emparée de son esprit, revint au petit tort et flagorna sur sa rétine, tentant de déterminer pourquoi donc, s'il était aveugle, le monde était devenu carmin. Une explosion d'hémoglobine sur la prunelle ? Une nouvelle tendance fashion ? Après tout, les aveugles ne pouvaient pas voir la nouvelle collection Christian Dior, alors il fallait bien qu'ils trouvent un moyen d'avoir des modes. Voir tout en rouge était peut-être en vogue à la Myopie Fashion Week.

Il venait de condamner Amaranth à une piteuse existence. Son âme soeur avait déjà du mal à voir où elle allait toute seule, et si elle devait en plus le guider, ils finiraient bien vite dans les orties.

Ce qui n'était pas si grave, somme toute, parce qu'il avait en sa possession une superbe recette de soupe aux orties.

Une pensée soudaine l'envahit. Elle éclaira son cerveau à défaut de nettoyer ses globes oculaires poisseux : et si cette cécité subite n'était qu'une épreuve ? Et si c'était là un signe des dieux, qui lui bandaient les yeux pour le guider aux Enfers tant espérés ? Il était après tout fort possible qu'un mortel n'ait pas le droit d'en connaître le chemin, mais puisse les rejoindre guidé par la main céleste, traversant à cause du noir dans lequel il était plongé mille épreuves dignes d'Ulysse !

Il n'en fallait pas plus pour le convaincre, bien qu'il se demanda - très brièvement - pourquoi les dieux lui avaient envoyé un rubik's cube pour le guider jusqu'aux profondeurs infernales.

" Non ! " s'exclama-t-il d'une voix profonde, se redressant tout à coup. " Il nous faut trouver les Enfers. Ils doivent être dans les environs. "

Et, sur cette nouvelle proposition, il fit deux grands pas en direction du vide, qui lui chatouilla presque les sabots.

" Comment vous nommez-vous, divine ambassadrice ? "

Avec ses connaissances dans le domaine des fruits et des légumes, Sinistros avait de quoi se façonner un corps optimal, alimenté et amélioré par des smoothies tous plus healthy les uns que les autres. Mieux encore, il aurait pu lever une armée de vegans furieux et conquérir le monde à coups de carottes organiques. En attendant, son régime alimentaire était si sain que les scarabées bousiers pleuraient parfois de joie lorsqu'ils croisaient ses excréments.

Les choux de Bruxelles ne réparaient cependant pas son défaut majeur : une ouïe souvent faible, caractérielle et incapable d'admettre qu'elle n'avait pas vraiment bien entendu.

Ce terrible défaut, qui s'acoquinait dorénavant avec sa perte de vision partielle, semblait particulièrement sensible aux introductions.

Sinistros sentit un courant d'air chaud lui chatouiller les boulets. Poussant un glapissement outré, il recula précipitamment pour se coller à la paroi.

Au même moment, le rubik's cube - et plus il plissait les yeux, plus ce dernier avait une forme vaguement équine - se présenta.

Il s'appelait Électron.

Électron employait un verbiage qui se rapprochait de celui d'Aléas. Les enfers étaient en réalité nomades et leur entrée se déplaçait semble-t-il avec le faiseur d'énigmes. Sinistros était stupéfait et déçu de ne pas y avoir pensé plus tôt. Aléas se promenait avec son gagne-pain, son moyen de survie !

Aléas était un scarabée bousier !

" Hé bien, j'ai trouvé une pyramide dans le désert de l'Oubli. Il semblait donc possible que les Trompeuses renferment d'autres lieux destinés à accueillir les morts. D'ailleurs, si vous allez la visiter un jour, faîtes attention aux divers pièges. Mon exploratrice de compagnie et moi avons manqué plusieurs fois de nous faire scalper ou émasculer. Dans tous les cas, je suis sûr qu'au fond de vous, vous connaissez le chemin jusqu'à Aléas et sa bouse. "

Pris dans sa métaphore, il ne différenciait plus le chamarré envoyé des dieux et le coléoptère qu'il imitait si fidèlement.