Vide [pv — Rekkles]

Vide

Le printemps arrive doucement. Les cerisiers se nimbent de blanc, un peu de rose pour ceux qui viennent de loin. Comme moi. De si loin que mes terres natales ne sont plus qu’un vague souvenir, quelques flashs flous sur lesquels je ne m’attarde pas. Peu importe d’où je viens. L’important est où je vais… et qui je dois supporter sur le chemin.

Le silence m’enveloppe un instant, comme un instant suspendu dans le temps que je savoure, la tête penchée, les oreilles droites. Puis les oiseaux reprennent leur cacophonie, le monde inspire et expire. Je reprends le pas. L’air est frais en ce début de matinée. Il glisse sur mon épaule, roule sur mon ventre rond. Ce ventre tout rond que j’arbore fièrement. Celui-là même qui ne s’encombre d’aucun corps, d’aucune vie, de rien d’autre que les organes nécessaires à ma survie. Qu’y a-t-il de plus beau ?

Je passe à côté d’un lac. L’eau claire renvoie mon reflet, les nuances de ma robe, mes yeux bleus, et ce ventre rond. Un instant, je me surprends une mauvaise pensée, comme un vieil instinct qui se plante dans mon cœur, m’arrache une grimace de douleur. Je m’ébroue pour effacer ces drôles d’idées.

La matinée commence doucement, au calme, loin des dangers du monde. Ou presque. Les lacs me rappellent la grossesse, l’encombrement d’un poids mort et l’attraction d’une eau froide assoiffée de chaleur équine. Mais aujourd’hui je suis vide, libre. Sans peur, je m’avance dans le lac et prend quelques gorgées d’eau fraîche. Au loin, un bruit de sabots fait pivoter mon oreille. Je fais mine de rien, perturbée par l’intrus, et concentre mon attention sur la soif qui gêne ma gorge. Qu’il approche donc… Après tout, Toumaï n’avait pas été un si vilain personnage.

Rekkles continuait inlassablement son exploration des terres d'Horse Wild. Après avoir rencontré Cyrius, dans les braises éternelles, puis cette perle noire sous un arbre dans les verts vallons et enfin, Nokhömi la douce dans le coin des tourterelles, il avait bifurqué vers l'ouest. A présent, il marchait d'un pas calme mais cadencé dans la région des grands lacs.

Il détaillait le regard de ses yeux bruns. Il s'agissait d'une immense plaine en réalité, humide bien sûr de part la présence d'étendues d'eau parsemées ci et là. Les lacs. Tout cela rendait parfois le sol marécageux et il pouvait clairement entendre son pas faire "Spouitch spouitch" de temps à autre. Non pas vert, mais plutôt aux couleurs chaudes, brûlées, rappelant la présence d'un ancien monstre des entrailles de la Terre. Les lacs avaient dû se former dans les cratères de volcan. Ou d'un seul, immense alors.

Le grand bai laissa s'échapper un soupir alors qu'il se postait sur la berge d'un des lacs. Il laissa son regard parcourir les alentours, emplissant ses poumons d'un air frais et revigorant. Au loin, sur l'autre rive, une silhouette claire. Un autre équidé.
Rekkles reprit sa route, longeant les eaux calmes et tranquilles. Il mit quelques minutes à faire le tour du lac, et s'approcher de l'inconnue. Visiblement, au fur et à mesure, il pouvait déceler dans l'air le parfum féminin caractéristique. Et puis, les courbes ne laissaient aucun doute. Loin de lui l'idée d'être lourd et dragueur, mais il s'agissait d'identifier son interlocuteur en premier lieu. Pour le coup, son interlocutrice.

Elle buvait. C'était une jument à la robe particulière, très originale. Décidément, il y avait des gènes rares sur Horse Wild. Rekkles afficha un sourire amical. La jument ne daigna pas réagir à son approche et il décida simplement de la saluer d'un geste de tête et de boire à son tour, tout comme elle.
Il ne savait pas vraiment pourquoi, mais il avait l'intime conviction qu'il lui faudrait quelques pincettes avec elle. Elle dégageait un charme certain, mais il y avait autre chose : quelque chose qui, malgré lui, l'impressionnait et lui évoquait un profond respect.

La brise du matin a quelque chose d’agréable quand elle glisse entre mes oreilles dépourvues de toupet. Elle rafraîchit un corps qui porte encore le souvenir d’une terre aride, étouffante. J’apprécie sa caresse, le murmure qu’elle souffle sur moi et le calme dans lequel elle me berce. Un peu de tranquillité ne fait jamais de mal.

Puis des bruits de sabots. D’abord lointain. Je profite de la distance pour, le nez dans l’eau, relever les yeux sur le paysage, chercher l’intrus. Je trouve rapidement une tache brune à l’horizon. Une tache qui, très vite, décide d’approcher en longeant l’immense lac entre nous. Je glisse à nouveau mes yeux bleus sur l’eau fraîche et prend l’air de celle qui fait mine de rien, qui n’est pas dérangée par l’intrusion, mais pas non plus intéressée.

L’étalon – son odeur m’agresse tandis qu’il se rapproche – s’arrête non loin. Je garde les oreilles obstinément droites et les naseaux plongés dans l’eau, même si je ne bois qu’une gorgée de temps à autre. Pourtant, là où j’attends des paroles, une voix qui s’impose, l’intrus garde le silence. Un peu d’éducation sur l’île, diront certains. Mais l’éducation a-t-elle à voir là-dedans ? Ce n’est pas mon avis.

Je relève la tête, intriguée par le comportement de l’étalon. Il s’agit d’un grand bai qui sirote, lui aussi, un peu de cette eau fraîche. Du coin de l’œil, j’avais aperçu son signe de tête en guise de salutations. Un geste silencieux là où d’autres préféraient être trop bruyants. Néanmoins, je décide de ne pas y répondre et m’avance dans le lac d’un pas calme.

L’eau glisse sur mes antérieurs. Je m’arrête à quelques pas de l’inconnu. Là, je plonge à nouveau mon nez dans l’eau et lance un regard en coin au bai. Une idée passe entre mes oreilles, m’arrache un sourire faussement amusé. D’un coup de tête, je ressors les naseaux de l’eau. Le liquide transparent suit le mouvement et vole jusqu’à l’étalon. Quelques gouttes, à peine, qui s’écrasent sur lui. Je détourne le regard, innocente.

Elle l'ignora royalement, si ce n'était son regard qui parfois glissait sur lui, d'un coin de son œil, pour l'observer en silence. Rekkles, lui, la fixait tout en étanchant sa soif. Là, il saisit déjà qu'il fait face à un personnage atypique. Bonne ou mauvaise rencontre, bonnes ou mauvaises intentions ?
Il était venu à elle sans désirer rien n'obtenir d'elle. Il était venu, près d'elle, dans le seul but de la connaître. Loin de lui l'idée, pour l'instant, de faire quoi que ce soit. Il n'avait aucun projet, aucun plan. Pourtant il sentait la méfiance stagner dans l'air.
Peut-être était-ce l'habitude de tous les habitants d'Horse Wild. Cela ne présageait rien de bon pour l'avenir, si tous doutait de tous. Sous le tableau paradisiaque qu'on lui avait décrit, se cachait sûrement sous la peinture une moisissure putride et pleine de pêchés.

Enfin, elle mit en marche son corps, moucheté. La jument pénétra dans l'eau, ridant la surface du lac, faisant danser son propre reflet scotché à sa peau mouillée. Elle stoppa son mouvement non loin de lui. Juste en face, mais sans lui faire face. Rekkles releva la tête, attentif, curieux. Il attendait la suite, s'il y en avait une.
Fatalement, il y en eut une. D'une geste simple et précis, elle balança sur lui un peu d'eau. Rien de folichon, quelques gouttelettes fraîches qui s'écrasèrent sur sa robe bai, le faisant quelque peu redresser l'encolure de surprise. L'étalon haussa un sourcil imaginaire, alors que l'autrice de cet acte de guerre détournait la tête, d'un air faussement innocent.

Plusieurs possibilités s'offraient à lui.
La mouiller à son tour, soit en sautant entier dans l'eau pour la noyer, soit en lui balançant une vague d'un de ses antérieurs. Mais, il ne la connaissait pas et en plus, pour couronner le tout : c'était une jument. Et les dieux seuls savaient que les juments pouvaient être de vraies sales pestes, et se vexer à la moindre contre-attaque, même si elle équivalait à leurs propres gestes.
En soi, il ne la connaissait pas. Il n'avait rien à perdre. Si elle se vexait, tant pis pour elle, il passerait son chemin, elle n'en vaudrait pas la peine.

Rekkles plia ses genoux. Bondit. Et atterrit devant la tachetée, l'éclaboussant sans vergogne, alors que son corps pénétrait tout entier dans l'eau du lac.

L’attaque est simple, inoffensive. L’eau s’écrase sur l’étalon bai avec sa légèreté naturelle, comme les gouttes de pluie l’auraient fait. Rien de méchant. Plutôt un jeu d’enfant. L’idée de fuir les représailles s’enroule autour de mon ventre. L’envie d’assister, depuis le premier rang, à sa vengeance me retient là où je suis. Ce n’est qu’un peu d’eau. Pourrait-il attaquer une jument qui, dans un geste maladroit et innocent, ou presque, a malencontreusement jeté un peu d’eau sur lui ? Très certainement. Les étalons de l’île ont leur petit caractère. Certains agressent sans bonne raison. Celui-ci pourrait trouver là sa bonne raison à lui.

Le bai semble hésiter. Il doit jauger ses possibilités. Il semblerait que les juments du coin n’aient pas bonne réputation. Final Act l’avait prouvé lui-même avec des accusations sans preuve. Comme si nous pouvions toutes êtres mises dans le même sac, suivant la même logique, le même comportement. Heureusement que non. D’ailleurs, je n’ai pas encore croisé de ces dames qui semblent tant gêner les étalons du coin. Où sont-elles ? Est-ce cela, le problème ? Trop peu de juments, les étalons sont tous sur leurs gardes. Ils se battent peut-être même pour les dernières qui restent. C’est mignon.

Un mouvement attire mon regard bleu sur l’inconnu. Il fléchit les genoux, prépare son attaque. Je relève la tête en espérant pouvoir échapper à l’eau, au moins ne pas en recevoir dans les yeux. Une petite attaque innocente se transforme en vengeance terrible. Le bai bondit devant moi et s’écrase de tout son poids dans le lac. L’eau se déchire, gicle tout autour et choque contre moi. Je ferme les yeux, par réflexe, et réagit au quart de tour. Profiter de la faiblesse. Un jeu d’enfant. D’enfants trop au courant de la vie.

Je bondis aussi, avant qu’il ne reprenne totalement son équilibre. Il est costaud, mais pas autant qu’un appaloosa ; avec un peu de chance, cela marchera. Je passe ma tête au-dessus de son garrot, pousse de toutes mes forces son épaule avec mon poitrail. J’espère pouvoir le renverser, le laisser couler dans le lac et reculer pour ne pas être emportée dans son sillage. Cela pourrait marcher. C'est de bonne guerre, évidemment.

L'eau fraîche l'atteignit comme de fulgurantes épines de glace traversant son cuir, sa peau, sa chair. Il ferma les yeux à son contact, les plissa face à la sensation de froid qui l'engloutissait. C'était un sentiment étrange de bien-être à la limite du désagréable. Il ne put en profiter plus longtemps.

L'étrangère contre-attaquait déjà. Et soudain, l'image qu'il avait d'elle se transforma en même temps que son être. Elle devenait lionne, guerrière, amazone. Elle réagissait si rapidement, qu'il n'y avait plus aucun doute à se faire sur sa capacité de survie, sur une personnalité forte et puissante. Sur un caractère épineux, froid et solide comme un glacier. Elle ne jouait qu'à moitié. Parce qu'elle jouait pour gagner.
Intéressant.

Un bloc vint le pousser avec force. Elle était passée par dessus Rekkles, et s'appuyait à le faire renverser. Il pouvait sentir l'impact de son épaule contre le poitrail éclaté de la jument appaloosa. Elle était d'un physique fort, bien en forme. Rekkles était plus grand, mais leur musculature s'équivalait. Elle prenait soin, sûrement, à rester active et forte. L'étalon sentit son latérale opposé à l'inconnue glisser sous l'effet de la pression. Le fond du lac n'était pas stable, noyé dans l'eau, il se mouvait comme un piège de sable, l’entraînant au fond, tout au fond.
Mais lui aussi, était un guerrier.
Elle était une lionne, il était un loup.

Le géant fit pivoter ses sabots pour reprendre du grippe sur le sol qui s'échappait à lui. Tout son corps se tendit, il rappela à lui, tout comme son adversaire, toute sa force. Le geste fut rapide, comme la réaction de la lionne le fut avant.
Rekkles abaissa son encolure pour la laisser glisser par dessus-lui, plongeant de ce fait sa tête sous l'eau. Il alla même jusqu'à pousser un peu contre elle, pour être certain qu'elle se retrouve sur son dos, et d'un râlement provoqué par l'effort, se propulsa en l'air pour l'éjecter.
Ils se valaient, c'était certain.

La vengeance n’attend pas, elle fuse avec la vivacité d’un rapace, la puissance d’un cheval de guerre et la sournoiserie du serpent. Je m’écrase contre son épaule. Son corps chaud choque contre le mien. Nos chaleurs se mêlent, se perdent dans l’eau froide qui nous éclabousse, nous recouvre pour mieux nous lier. Si proche de lui, je le sens s’affaisser, glisser dans le fond meuble du lac. La victoire est à portée de main.

Problème. La vue sûrement trompée par le repos, les vacances imposées, le manque d’entraînement. Le bai est plus grand, costaud. Sur la terre ferme, je ne doute pas qu’il me surplombe, me surmène. Il a, sans conteste, l’avantage. Mais nous ne sommes pas sur terre. L’eau me porte tandis que la vase l’entraîne. Cela ne suffit pas. L’inconnu se rebiffe. Il trouve en lui la force, l’appui nécessaire pour retourner la situation. Il baisse la tête et le danger devient plus clair.

Le lac remue tout autour de nous, dérangé par notre lutte. L’eau appuie sur mon dos, avantage l’inconnu qui se tasse, me laisse passer par-dessus lui. Je glisse sans rien pouvoir faire pour l’en empêcher. Quelques coups de pieds qui, peut-être, par mégarde, lui grifferont le garrot, le ventre, les flancs. Soudain, la masse musculeuse se tend. Serrée contre cet étalon inconnu, cet intrus dans la tranquillité d’une journée bien commencée, je sens toute la puissance de ses muscles qui se réveille. J’apprécie la crainte que cela entraîne. La crainte de perdre un jeu dangereux, un défi que je ne veux pas perdre.

Je cesse de lutter. Les yeux fermés, j’attends la sentence. Le bai se redresse comme il peut, s’extirpe de l’eau et pousse fort sur ses jambes. Son corps me quitte, l’air glisse sous moi. Un vol plané impressionnant que je ne prends pas la peine d’admirer. Je reste concentrée. Les lèvres serrées, les paupières closes, j’attends l’impact.

L’eau gicle tout autour tandis que mon corps s’écrase sur la surface avec toute la lourdeur de sa rondeur. Je m’enfonce dans le lac, l’esprit vide de peur, le cœur apaisé. Je sais ce que je fais. Mais lui… que sait-il de tout cela ? Obstinée, persuadée de gagner, prête à tout pour gagner, je reste immobile et je laisse le fond du lac m’attirer à lui. Quand la vase s’appuie sur mon épaule, épouse la forme de mon ventre, se rappelle à moi le souvenir d’une mort frôlée de près, alors que j’étais empotée d’un poids mort. Aujourd’hui, je suis vide.

Je reste sereine.

Ses muscles se tendent, comme des élastiques. L'effort le fit souffrir, le poussa dans les retranchements de sa force. Ses limites, Rekkles tentaient toujours de les dépasser. Au prix de sueur et de courbatures le lendemain, parfois. Mais sur le moment, l'adrénaline le faisait oublier.
Elle s'envola, le libérant de son poids. Littéralement, il réalisa que c'était ça d'être libéré d'un poids sur ses épaules. Il put relever la tête, balançant de l'eau autant que sa crinière pouvait en quérir. Il reprit sa respiration, une grande bouffée d'air, lui qui avait plongé la tête sous l'eau. Son regard chercha le ciel, clair, lumineux. Il en plissa les yeux.

L'effort l'avait aussi déstabilisé et il recula durement dans l'eau qui ralentissait ses mouvements et rendaient toute tension lourde, comme s'il devait traîner des chaînes accrochées à sa chair. Le souffle court, il chercha des yeux son adversaire.
Là où elle devait se trouver, il n'y avait que des vagues, témoins de son passage. Des bulles d'air remontaient à la surface. Elle coulait. Du moins, elle se laissait couler. Rekkles darda ses prunelles sur la masse blanche qu'il apercevait dans l'eau troublée. Bientôt, elle disparut, elle venait de toucher le fond du lac. L'eau atteignait seulement le poitrail de l'étalon, mais elle était si dure et opaque, que même si le fond n'était pas bien loin, il peinait à voir l'appaloosa.

Le silence s'imposa dans le lac. Un calme traître, qui tissait entre ses doigts des fils d'inquiétude et de tension. Un mal-être, un malaise. Rekkles attendait, ne réagit pas, du moins resta immobile à fixer l'endroit où elle avait disparu. Que faisait-elle ?
Le calme revint aussi dans son esprit, et avec lui, la réflexion. Il revit chaque instant. La détailla dans son souvenir. Son corps, son visage, son regard. Son ventre. Rond mais non gras. Rond mais pas assez pour contenir une vie. Rond, car vide. Une supposition lui vint alors : si elle venait de mettre bas, où se trouvait sa progéniture ? L'étalon glissa ses yeux sur les alentours. Ici il n'y avait rien pour se cacher. Si un enfant l'accompagnait, il l'aurait vu.
Son regard s'accrocha de nouveau à la surface de l'eau. Vide.

Les secondes s'écoulaient. Elle ne devrait plus tarder à remonter. Elle ne devait plus tarder. Il lui fallait respirer, tout comme lui. Il lui fallait reprendre un bol d'air pur, tout comme lui. D'un instant à l'autre, elle remonterait à la surface. Il ne pouvait en être autrement. N'est-ce pas ?

L’eau m’entoure, me retient au fond, collée contre la vase du lac. J’imagine déjà ce que cela ferait de ne jamais remonter, de rester là, bien calée, immobile, de se noyer. L’idée de mourir, néanmoins, ne m’attire pas. Elle me repousse dans mes derniers retranchements, essaie d’extirper à mon corps une volonté de se battre, de remonter à la surface avant qu’il ne soit trop tard. Je lutte, oui. Pas contre la mort qui appuie sur ma poitrine, mais bien contre cet instinct de survie qui broie mes entrailles.

Patience.

L’obscurité est le pire des maux. Elle s’abat sur moi avec une force insoupçonnée. Le silence est salutaire… un certain temps. Ensuite, vient la panique, le manque de compagnie, l’envie de savoir que l’on existe, que l’on a pas encore disparu, que l’on est vivant. Drôle de sensation. Cette volonté de vivre qui plante ses racines au plus profond du cœur, jusqu’à l’âme, et remue elle-même le corps comme un pantin désarticulé. Ce n’est pas désagréable de savoir que, même si la conscience s’échappe, l’inconscient reste en place, à l’affût, prêt à sauver celui grâce à qui il est en vie.

Enfin, l’attente devient insupportable, intenable. L’air manque à mes poumons. Il est temps de remonter, de gagner la partie. Ou d’essayer. Je ramène sous moi mes postérieurs, tends les antérieurs devant. Le lac ne veut plus me lâcher. La pression de son eau appuie sur mon dos, me retient au sol avec la force d’une sirène désespérée de ne pas réussir à retenir ses victimes, les manger. Deux fois les Grands Lacs ont essayé de m’engloutir. Deux fois je leur résisterai.

Je trouve appui contre la vase meuble. Cela ne durera pas longtemps, il faut profiter. Sans attendre, je pousse de toutes mes forces. Ma tête crève la surface, bientôt suivie par mon corps. L’eau gicle autour de moi, sur l’étalon si près qu’il me suffirait de tendre les naseaux pour le toucher. Je n’en fais rien, prends une grande inspiration et bats des cils. La lumière est trop forte pour mes yeux bleus si paisibles dans l’obscurité verdâtre du fond du lac.

La proximité de l’étalon inconnu ne me dérange pas tant que cela, finalement. Il s’est bien battu, j’apprécie cela. Je refuse de perdre, mais il serait plus idiot encore de continuer à le provoquer. Un peu d’inquiétude au fond de son cœur pour la jument noyée ? C’est suffisant. Je lui adresse un regard amusé et plonge le nez dans l’eau pour conclure cette bataille comme elle avait commencé : avec quelques gouttes envoyées dans sa direction.

Sans plus attendre, je tourne les talons et m’extirpe de l’eau fraîche pour rejoindre la berge. La fatigue est plus grande que prévue pour un corps qui n’a plus l’habitude des exercices, coincé dans un rythme plus tranquille, encombré d’un corps sans vie. Je ne fais guère plus de quelques pas hors de l’eau, m’ébroue sous les rayons chauds du soleil et décide de rester là. Sécher avant de repartir n’est pas une si mauvaise idée.

Mon regard bleu glisse jusqu’à l’inconnu. Un instant, l’idée de le laisser se présenter en premier m’effleure, me tente à me réfugier dans un mutisme agréable. Les mâles sont cependant prompts à croire qu’ils ont le pouvoir à mesure qu’on leur laisse faire les choses avant les autres. Une bien mauvaise pensée à mettre dans le crâne de celui-ci.

Votre nom ? (Une guerrière ne demande pas, elle exige.) Moi, c’est Gom Jabbar, mais le monde a pris l’habitude de m’appeler Lady. À vous de voir.

Le temps n'était pas une mesure immobile. Il trompait, s'allongeait ou se rétrécissait. Il se jouait des personnes qui lui prêtaient de l'attention, se jouait aussi de celles qui l'ignoraient. Le temps, en réalité, détruisait patiemment, tout. Rien ne lui résistait. On naissait poussière. On redevenait poussière. Peut-être même que le temps était au-dessus des Dieux. Eux aussi, parfois, devaient le trouver long.

Rekkles lui, le trouvait très fourbe en cet instant. Il lui semblait que les secondes s'étaient allongées, qu'elles duraient chacune une éternité. Le regard d'abord fixé sur le point d'eau, où il lui semblait qu'elle avait disparu, le cœur au bord des yeux. L'espoir et l'inquiétude se mêlant furieusement, le palpitant qui s'emballait sans qu'il ne s'en rende compte. Reviendra, reviendra pas ?
Le bai se rendit au moins compte de la tension qu'il subissait et détourna ses prunelles chocolats de la surface de l'eau. Encore un peu et il en aurait oublié de respirer. Reprendre possession de soi-même, revenir à soi. Souffler, respirer. Le calme, être serein. Il n'y avait aucune raison de s'inquiéter. L'instinct des vivants étaient plus puissants que la mort, et la jument n'avait aucune raison apparente de vouloir mettre fin à sa vie. Du moins le pensait-il.

Elle lui donna raison pour cette fois.
L'appaloosa creva la surface du lac, revenant parmi les vivants. Rekkles dut tourner l'encolure pour protéger son visage de la vague d'eau fraîche qu'elle lui envoya. Il l'aurait crue plus éloigné, mais visiblement, le temps n'était pas le seul à se jouer de lui. L'étalon pouvait sentir l'odeur détrempée de l'inconnue. Un poids s'envola aussi de ses épaules : il n'aurait su que faire si elle avait péri dans les eaux. Partir ? Evidemment. Trainer son cadavre sur la berge ? Respectueusement. Et ensuite ? Ensuite, il aurait été certain que cet épisode lui aurait joué des tours. A son tour.
Il ne put cependant pas empêcher un sourire d'éclairer son visage, à la vue de la jument tachetée, sortant de sous les eaux.

Elle lui envoya encore quelques gouttelettes, pour avoir le dernier mot sur leur incartade, en digne guerrière, puis s'extirpa du lac pour se poster sur la rive, là où le soleil faisait briller sa robe luisante. Elle tourna alors son regard vers lui, et il découvrit ses yeux bleus pour la première fois. Il n'y avait pas prêté attention jusque là.
Gom Jabbar, Lady. Le bai pencha quelque peu la tête de côté à l'entente de son nom, puis sortit à son tour de l'eau froide. Il détailla un peu plus le physique de sa congénère, notant et appréciant sa belle musculature. Elle prenait soin d'elle, assurément. Dans un coin de sa tête, son ego fut rassuré quant à l'issue du combat. Ce fut une belle bataille et ils étaient tous les deux méritants.

Par ailleurs, alors que l'astre solaire dardait sur lui ses rayons, il sentit enfin les quelques griffures et égratignures qu'elle lui avait infligé. Quand cela s'était-il produit ? Rekkles regarda son dos un instant puis tourna enfin son attention vers la jument. Elle avait essayé de le tuer... Pour de vrai ? Le doute persistait, mais il le laissa de côté, plus amusé qu'effrayé par cette pensée.

« Rekkles. » se présenta t-il à son tour, le plus simplement du monde.

Elle séchait rapidement, le soleil était puissant en ce jour. L'odeur de l'eau du lac laissait place à un parfum qu'il reconnaissait pour l'avoir déjà croisé : Cyrius. Le troupeau des Trompeurs. Elle en faisait partie. Après sa rencontre avec le dominant, Rekkles ne savait pas où se positionner face aux Trompeurs. Il n'avait pas eu l'occasion de se rendre sur les terres, cela dit. Il serait fixé une fois rendu là-bas. En tous les cas, il savait que son message était passé auprès de l'alezan. Il ne lui manquait plus qu'à savoir comment l'autre l'avait interprété.

« Vous vous battez bien. Les terres trompeuses sont visiblement sous bonne garde. » lança t-il alors, à la fois pour la complimenter et ce qu'il pensait était sincère, mais aussi pour lancer le sujet du troupeau.

La chaleur du soleil a quelque chose de réconfortant tout en étant assommant. Une beauté, un bien, qui cachaient un danger, un mal insoupçonné. Ne pas rester trop longtemps sous ses rayons où le monde tombera dans les ténèbres et le corps cessera de bouger, épuisé. Cela ne risque pas d’arriver. Depuis mon dernier passage au Golfe, je reste sans cesse en mouvement, incapable de me poser. Mon corps a besoin de bouger, de s’exercer. Mon esprit aime savoir que les muscles chauffent, obéissent, se plient à ses désirs étranges, ses envies inavouables. Des courses, des sauts, des combats. Tout ce qui peut me rappeler que la chose n’est plus là, abandonnée dans un coin, oubliée. Tout ce qui peut me confirmer que je reste moi. À jamais, moi.

L’eau sèche vite. Rien ne résiste à la puissance de l’astre solaire. Je ne sens déjà plus le vent comme une morsure amicale sur mes flancs, mais comme une caresse presque sensuelle. Il roule sur le ventre rond et s’échappe entre mes jambes, sans pudeur. Ce ventre qui a toujours été rond, au final. Comme un trophée brandit très haut, un étendard pour crier au monde que je vais bien, je suis en bonne santé, en pleine possession de mes moyens. Un ventre qui, tout de même, reste trop rond, par rapport à ce qu’il devrait être, maigre souvenir d’un poids mort coincé à l’intérieur. Mais il est vide, creux, et dégonfle lentement. Rien ne résiste au temps, pas même les réminiscences désagréables d’un passé proche, trop proche.

Le grand bai s’approche. Le constat se révèle exact : il est plus grand. Ses muscles saillent sous sa peau humide, réveillés par l’effort d’un combat innocent. Oui, innocent. Qui dirait le contraire ? Personne n’est mort. Un bon exercice pour lui, sa vigilance, et pour moi. Il n’y a pas eu d’accident. Bon exercice aussi pour son cœur, un peu de cardiologie pour lui rappeler de toujours être prudent. Oserait-il avouer qu’il ne s’est pas inquiété de me voir couler ? J’ai vu le sourire pendu à ses lèvres tandis que je m’extirpais du lac. Un sourire qui ne trompe pas.

Rekkles. Un nom un peu dur qui finit sur une note rusée. Un bon nom que j’accueille d’un hochement de tête. L’on ne me demandera pas de paraître enchantée, pas après une bataille presque perdue. Après tout, lui-même n’a pas cette galanterie à mon égard. Tant mieux. L’hypocrisie est un vilain défaut dont je me pare à la moindre occasion. Avec lui, cela ne me semble pas judicieux. Je pose sur l’étalon mes yeux bleus, cherche à comprendre la bête, les pensées, les envies secrètes. Nouveau constat qui choque contre mes oreilles et trouve une belle place dans ma cervelle : plus jeune. Et solitaire.

J’échappe un rire légèrement grinçant. Ses mots sont audacieux et laissent imaginer un rôle que je ne remplirai pas pour Cyrius et son troupeau. Mépris au fond des yeux, une pointe de lassitude également. L’arabe peut toujours essayer de m’embaucher. Il se pourrait même que je ne dise pas non. Mais il comprendra bien vite qu’il a parié sur la mauvaise bourrique. Je ne me lance guère dans un combat perdu d’avance, ni sans rien gagner en échange.

Les Trompeuses ne sont qu’une planque provisoire, un arrêt temporaire le temps de quelques affaires. Heureusement pour lui, Cyrius ne compte pas sur moi pour gérer cela. Enfin… je ne crois pas.

Pour le dominant, je suis en gestation. S’il se doute de la mise bas, il ne sait rien du mort laissé de côté, caché du monde. Oserait-il demander à une mère de le défendre ? Il est si fin sur les brindilles qui lui servent de jambes qu’il pourrait bien en avoir l’audace. Néanmoins, il a lui-même mordu un singe pour sortir de leur royaume… il semble avoir la folie nécessaire pour se jeter dans une bataille sans soutien.

Vous connaissez l’odeur des Trompeuses, affirmé-je, l’œil curieux. Vous vous y intéressez… de près ? Ou vous avez rencontré la drôle de bête qui leurs sert de dominant ?

La réaction de l'appaloosa ne se fit pas attendre. Un rictus transparaît sur son visage, elle laissa s'échapper un rire jaune. Rekkles hocha la tête de côté rapidement, avant de la remettre à sa place. Son cerveau tentait d'analyser l'attitude de la jument, pour comprendre le lien entre ses mots et sa réaction. Elle l'y aida, en lui répondant, une pointe de mépris parant ses mots d'une couleur terne.

Vagabonde au sein d'un troupeau. Elle était la deuxième membre qu'il rencontrait. Cyrius, bien sûr fidèle à lui-même. Et celle-ci, qui ne semblait pas certaine de son choix. Les Trompeurs semblaient ne tenir que par quelques ficelles vieillissantes et sèches. Mais, il ne fallait pas faire de jugement hâtif. Il était peut-être en face de la seule jument qui profitaient d'avoir sans donner en retour.
Rekkles baissa son regard sur le sol, perdu dans sa réflexion. Cyrius lui avait gentiment dit de regarder du côté des Terres Secrètes. Une certaine Naëlle avait pris possession de la dominance là-bas. Elle était jeune. Mais lui aussi l'était, et il ne comprenait pas vraiment ce que cela avait à voir avec le fait d'être sur un trône chancelant. Jeunes peut-être, mais pas dénués de cerveaux. Les Trompeuses semblaient aussi partir en miettes. Et Cyrius était vieux. Il lui fallait en savoir plus.

Le grand bai releva la tête sur la lady lorsqu'elle le questionna à son tour, continuant dans la direction que Rekkles avait lancé. Il inspira profondément en se remémorant sa rencontre avec le dominant trompeur. Il prit le pas avant de répondre. Les rayons du soleil commençaient à devenir désagréables à force de rester immobile.

« J'ai eu une... discussion avec Cyrius, en effet. » répondit-il alors, un sourire amusé étirant ses lèvres. « Disons qu'il a essayé de me prendre pour un idiot, et que je lui ai rappelé que c'était très malpoli. »

Rekkles ne savait pas s'il pouvait faire confiance à cette jument. Lui balancer sa quête de dominance ? Elle lui dirait quoi, de faire tomber l'alezan comme elle le portait si bien dans son cœur, visiblement. Non, Cyrius restait évidemment une option. Surtout au vu de leur rencontre, il avait bien envie de lui faire ravaler son poison.
Mais Rekkles n'avait encore pas rencontré cette Naëlle, ni le couple dominant des Orphelines. A cette heure, il observait encore. Il lui semblait pourtant, à mesure qu'il s'informait, qu'il avait peu de chances de prendre possession d'un territoire. Et former un troupeau de solitaires semblaient une tâche très ardue, étant donné qu'il n'en avait rencontré aucun pour le moment. Tous était rattaché à un troupeau.

« Vous ne semblez pas l'apprécier. » continua t-il, s'arrêtant avant d’enchaîner. « Est-ce le cas de beaucoup ? »

La question était risquée. Elle pouvait décemment lui mentir. Mais au sein des trompeuses, il n'avait pour l'instant qu'elle comme mine d'informations.

Je peux reprocher plusieurs choses au dominant. Son manque de politesse, par exemple. Ses jugements hâtifs, ses idées étriquées ou sa folie dangereuse. Il s’est tout de même lancé, sans trop d’hésitation, dans une guerre ouverte contre les singes de la jungle. S’est-il seulement posé des questions avant de prendre l’un des leurs en otage et de croquer son corps poilu à pleines dents ? Comme un doute qui titille mon oreille. Il a une impulsivité qui n’a rien d’une qualité. Un dominant n’est-il pas censé être réfléchi, posé et… sain ? Cyrius fait une consommation de thé qui fait planer des soupçons quant à la fiabilité de son esprit. A-t-il encore trois neurones pour se connecter les uns les autres et former des pensées ?

L’étalon bai s’avance sans répondre. Un instant, j’envisage la possibilité de le planter là. Suivre un mâle n’a rien d’une idée alléchante. Elle laisse planer sur nous une relation de dominant/dominée qui ne me plaît pas. Je peux le laisser s’éloigner et partir dans la direction opposée. Tiens, n’est-ce pas ce qui est arrivé avec Cyrius dans la jungle ?

Néanmoins, Rekkles répond à ma question. Curieuse de savoir ce qu’il va dire, je décide de prendre le pas et de me hisser à sa hauteur. L’on ne me demandera pas de marcher derrière. Après tout, a-t-il vraiment gagné ce match, dans le lac ? Ou l’issue a-t-elle été laissée en suspens, sans fin claire ? Il n’a rien de plus que moi, à part quelques centimètres au garrot qui me tiennent en respect. L’on ne m’y prendra plus à l’attaquer. Pas en pleine possession de ses moyens.

Cyrius n’a aucune politesse, commenté-je avec un hochement de tête. Il a commencé par me reprocher ce dont je n’étais pas responsable et a fini par s’adoucir quand il a compris que je comptais rejoindre son troupeau. (Qui osera dire que ce n’est pas tout à fait vrai ?) Il faut croire qu’il a besoin de monde pour peupler ses terres.

L’affirmation est lâchée comme cela, sans préambule, sans motivation cachée. Quoi que… C’est un ressenti plus ou moins réel, de toute façon. Le dominant ne s’est guère comporté de la meilleure manière qu’il soit avec une inconnue. Il ne s’est calmé qu’en comprenant que je veux rester un certain temps sur les Trompeuses. Le temps de larguer une vie qui n’a jamais vécu. Mais cela, l’arabe ne le sait pas.

Il est aimé.

Nouveau constat qui tombe seul. Je ne donne pas mon avis sur le dominant. Je ne l’aime pas. Je ne le déteste pas. Il est Cyrius, dominant des Trompeuses, drogué aux feuilles de thé, malformé selon certains. Mon appréciation ne va pas plus loin que les faits, les informations sur lui. Ce dont je pourrai avoir besoin. Les autres Trompeurs… je n’en connais qu’un. Sinistros a l’amour qui déborde des yeux. Il ferait beaucoup de choses pour l’arabe alezan. Même s’occuper des plantes. Tâche un poil ingrate, non ? Son travail est-il seulement récompensé ? Nouveau doute.

Enfin… Pas de tous, à ce que j’ai compris. (Je relève soudain la tête, comme choquée par mes propres mots.) Je ne devrais pas vous dire ça ! Je ne vous connais même pas ! Faîtes comme ci vous n’aviez rien entendu.

Mais la bombe est lancée.

Un instant il crut qu'elle ne le suivrait pas, qu'elle couperait court à la conversation. Espionne de Cyrius, suivant ses moindres faits et gestes, pour aller murmurer à l'oreille de son dominant que le dangereux Rekkles s'avançait aux grands lacs, en direction des secrètes ou des orphelines. Mais elle le suivit. Cette idée resta tout de même dans un coin de sa tête.
Ici, il jouait à un jeu mortel. Un jeu de plateau où il était lui-même une pièce. Un mot de travers, une information de trop, et ce serait échec. Un mot de travers, un geste maladroit. Echec. Mais cela pouvait aussi tourner en sa faveur. Echec au roi des trompeurs. Echec aux dieux. Echec à tous ceux qui l'ont traité de fou, et pris sa quête pour une folie. Echec à tous ceux qui l'ont rejeté, qui lui ont tourné le dos. Echec et mat au destin.

Gom Jabbar ne répondit pas tout de suite à sa question. Elle parla plutôt de la façon dont elle rejoint le troupeau des Trompeuses, peignant un portrait égoïste du dominant. Si ce n'était pas pour servir ses intérêts, il ne semblait pas s'attarder sur les autres. Comme il avait tenté de le faire avec Rekkles, visiblement. En voulant l'utiliser pour faire tomber la jeune Naëlle.
Plus il en parlait, plus il en apprenait sur Cyrius, et plus son viseur semblait se diriger contre lui. Cependant, il ne devait pas se laisser avoir par la colère et son égo. Il ne devait pas se laisser aveugler. Il devait garder l'esprit clair, prendre du recul.
Ne pas agir avec le cœur.

La lady lâcha une nouvelle information.
Cyrius était aimé. Il avait des partisans. D'après ce qu'il avait compris des rumeurs, une famille nombreuse. Il s'entourait. En tant que dominant, il avait bien raison. Rekkles se demandait bien comment on pouvait se lier d'amitié avec un manipulateur dans son genre. Il ne doutait pas que chacun des "amis" de l'alezan n'était amis que parce qu'utiles.
Le grand bai stoppa son pas, s'immobilisant, le regard perdu sur la terre nue à ses sabots.

Les derniers mots de Gom Jabbar auraient pu l'enjouer, si ses méninges n'avaient pas autant tournés. Bien sûr qu'un dominant comme Cyrius ne pouvait pas qu'avoir des alliés. Il y aura toujours des gens pour nous détester. Rekkles ne doutait pas que lui aussi, aurait des ennemis. L'appaloosa sembla choquée par ses propos, tenta d'amortir l'impact presque inexistant de ses paroles sur le bai. Il darda ses prunelles sur elle.
Il avait pris sa décision.

« Il tombera. »

Par sa main, ou par une autre. Mais il était certain que les jours de dominance de Cyrius étaient comptés. Rekkles était aussi certain d'une autre chose : jamais il ne s'en ferait un allié.
Ainsi, il ne pactiserait pas avec les trompeurs.

Rekkles riva son regard droit devant lui. A l'horizon, l'île semblait infinie. Sa détermination, elle, était sans faille.

Les informations sont précieuses et ne doivent pas tomber dans les mauvaises oreilles. Du moins, est-ce ce que les autres disent… L’idée de laisser tomber des informations précisément dans les mauvaises oreilles est plus alléchante que de garder des secrets qui, de toute façon, ne me feront pas le moindre mal. Pour ce qui est de Cyrius, en revanche… Mais le sort des autres m’intéressent peu. Quoi que… Voir un dominant tomber est un souvenir qui pourrait avoir de l’intérêt. Ou, tout du moins, est-ce une expérience qui vaut la peine de se lever et d’avancer, un défi qui mérite quelques efforts.

Des efforts comme celui de suivre le bai dans cette petite marche, de proférer les bons mots pour réveiller son esprit de combattant. Car il est un combattant. Je n’en doute pas un seul instant. Il n’a pas hésité longtemps à entrer dans cette bataille d’eau qui aurait pu mal finir. Il n’a pas non plus répliqué avec quelques gouttelettes innocentes, mais une attaque en bonne et due forme. Un guerrier. Un soldat qui n’a plus de maître et qui a décidé d’en devenir un. N’est-ce pas cela, la petite lueur au fond de son regard, la curiosité dans ses questions ? Peut-être pas, mais le doute est là, au fond de moi, il remue le bout du nez et pousse des petits gémissements pour se rappeler à moi. Oui, peut-être qu’il est ce qu’il ne montre pas. Un général de guerre à l’affût de la bonne occasion.

La sentence tombe avec la force d’un tsunami de cent mètres de haut. Elle s’écrase au sol, roule jusqu’à mes pieds et passe son chemin sans m’écarter. Il tombera. Un constat, plus qu’une prévision. Loin d’une question. Presque une certitude qui trouve écho en moi. Oui, Cyrius finira par tomber. Tôt ou tard, les choses s’agiteront trop autour de lui pour qu’il puisse lutter. Il s’effondrera de tout là-haut. Un autre prendra sa place et tout recommencera. Des solitaires, des combats, des discussions. Il tombera. Ainsi de suite jusqu’à l’épuisement de la vie sur l’île.

Et tu vas l’y aider, constaté-je sans juger. Tout seul ?

Un œil bleu légèrement critique posé sur le grand bai. Je fais quelques pas de plus que lui. Ne pas se laisser mener par l’ordre de s’arrêter. Il n’est pas mâle à m’ordonner quoi que ce soit. Comme je ne suis pas femelle à lui ordonner quoi que ce soit. Mon poison est plus subtile, parfois inutile, rarement fatal. Dangereux, oui. Pour lui et pour moi. Le défi est là où le danger rugit.

Cyrius n’est pas bien gros, il ne résistera pas longtemps, mais les autres… Combien de combats gagneras-tu avant de tomber à ton tour ? (Sourire amusé, regard amical.) Fais attention à toi, il serait dommage de ne plus avoir l’occasion de se rencontrer.

Je fais quelques pas devant lui, m’impose entre l’horizon et lui pour une poignée de secondes, puis continue de marcher sur plusieurs foulées.

Loin d'elle la peur de voir son dominant tomber, remplacé par un autre. Loin d'elle la crainte du chamboulement de son propre troupeau, de l'instabilité d'une guerre entre rois, entre prétendants. Elle parlait avec tellement de détachement qu'on aurait pu croire qu'elle n'appartenait à aucune terre. Gom Jabbar ne faisait partie des Terres Trompeuses que parce que cela lui octroyait la sécurité. Rien d'autre. Elle n'avait, visiblement, rien à donner à Cyrius et n'avait, décidément, aucune envie de le faire.

Rekkles darda ses prunelles sur elle, alors qu'elle le dépassait d'un pas certain, lui toujours immobile. Il ne s'en ferait pas une alliée : elle jouait sur deux tableaux, à sa façon. Elle n'était pas un cheval sur lequel parier. Le visage de l'étalon se ferma discrètement. Il était seul, encore.
Comme elle le lui souligna, tournant le couteau dans la plaie. Il la fixa un instant, un long instant, presque dépité. Il était seul. Il n'avait pas d'amis, pas d'alliés. Pas d'épaule sur qui compter. A mesure que la conversation avec la lady avançait, il avait l'impression que son rêve s'éloignait. Il fallait se rendre à l'évidence : aujourd'hui, il n'avait rien.
Il n'était qu'un rebuté, un solitaire dans tous les sens du terme, ne connaissait personne et pourtant déjà le monde le pointait du doigt comme s'il portait la peste dans sa chair.

Déjà elle continuait, lui offrant la possibilité de ne pas répondre à sa question, plus critique que véritable interrogation. Ses paroles l'interloquèrent : le pensait-elle si stupide à ce point ? Bien sûr qu'il ne foncerait pas dans le tas en sachant qu'il ne régnerait que sur un royaume de mensonges et de haine. S'il ne gagnait pas le cœur du troupeau qu'il dominerait, sa quête n'avait pas de sens. Qui voudrait être roi d'un jour ? Certainement pas lui. Certainement pas pour tout ce qu'il comptait réaliser, une fois couronné.
Il avait tant de choses à apporter, tant de choses à abroger et tant d'autres à imposer. Il apporterait avec lui une révolution, un nouvel air. Un nouveau genre de dominance, plus juste. Plus généreuse. Plus honnête.

Rekkles respira profondément et leva son nez vers le ciel.

« Je ne me bats pas de cette façon. » répondit-il d'abord. « Mon combat passera par le cœur et l'âme. Si je n'ai plus le choix, par le sang et les larmes. » Il glissa ses yeux sur l'appaloosa qui reprenait sa marche. « Quel sens tout ça aurait, si je trahissais les valeurs que je souhaite porter ? » La question n'attendait pas de réponse. « Si je veux un royaume juste et honnête, je dois me montrer juste et honnête. »

Rekkles hocha la tête, acquiesçant lui-même à ses paroles. Il devait suivre cette ligne de conduite qu'il s'était fixé. Peu importait le prix, il ne devait pas se trahir. Sinon, sa quête n'aurait plus aucune valeur, plus aucun sens. L'étalon reprit le pas à son tour, derrière la jument, pensif.
Gom Jabbar serait sûrement la première à entendre son rêve d'une harde marchant comme un seul individu.

Le temps passe, l’ennui arrive. Au grand galop à mesure que les intentions du bai se dévoilent. Ses envies m’effleurent sans me toucher vraiment. Qu’il fasse ce qui lui chante. Qu’il meurt donc dans une bataille perdue d’avance ! Quel intérêt ? Quel rapport avec moi ? Ses ambitions ne feront pas de mal à mes propres désirs. Ils changent, se modèlent au monde, aux événements. La vie des autres n’est intéressante que dans la limite où elle peut être bougée, remuée, brisée. Cyrius tombera, quoi qu’il arrive. L’y aider n’est pas ce qui me tient à son chevet. Rekkles tombera aussi sûrement que la brindille. Son corps de guerrier ne fait pas de lui un général prêt pour un coup d’état. Il n’est qu’un gladiateur qui n’a pas encore gagné sa liberté. Il se bat pour un autre en croyant se battre pour lui. Allez savoir qui est cet autre… Moi, ça ne m’intéresse pas.

Ses ambitions sont étouffées par une once d’intelligence. Il ne foncera pas dans le tas, n’attaquera pas l’arabe directement et n’affrontera pas le reste du troupeau. Il veut s’en prendre aux cœurs, aux esprits. C’est n’est plus du courage qui brille au fond de son regard, mais de la folie. Je connais peu le troupeau qui m’a recueillie et, pourtant, je doute qu’il réussisse cette petite entreprise. Les Trompeurs ne semblent pas prêts à écouter quelqu’un d’autre. Certains d'entre eux ont une estime inestimable pour Cyrius. Les autres… si l’on doit me compter dedans ? Je crois que cela se passera de commentaire.

Parce que ça a du sens ? critiqué-je d’un rire moqueur.

Ce sens-là ne trouve aucun écho en moi. Je ne veux pas commander, ni être commandée. Mon apport aux Trompeuses n’est qu’un contretemps nécessaire, un besoin temporaire. Je pourrais quitter le troupeau demain que cela ne changerait rien à ma vie. Alors ses ambitions, à mes yeux, n’ont pas plus de sens que d’essayer d’avaler des cailloux. Tout le monde sait que ce n’est pas bon pour la santé et pourtant, il existe toujours deux ou trois idiots pour tenter le coup.

Qu’est-ce qui te fait croire que les troupeaux ne sont pas justes et honnêtes ? Que les habitants de l’île ont besoin de toi plus qu’un autre ? Ou même qu’ils aient envie d’un royaume juste et honnête ?

Regard critique par-dessus l’épaule, petit sourire moqueur accroché aux lèvres. Ses désirs sont loin d’être universels. Ni uniques. Peut-être bien qu’il traîne sur l’île d’autres mâles prêts à assouvir leur contrôle sur le monde au nom de la « justice » et de « l’honnêteté ». De bien belles excuses pour cacher qu’il veut dominer les autres sans être lui-même dominé. Mais comment pourrait-il savoir ce que les dominés veulent sans savoir ce que c’est d’être dominé ? Voilà une réflexion qui ne manquera pas de parcourir l’île, bourrée de dédain et de haine.

Il est temps pour moi de rejoindre les miens, dis-je de but en blanc. Quand Cyrius sera tombé, nous nous reverrons, Rekkles.

Sort la face cachée de l'iceberg, enfin. Rekkles s'immobilisa. La voilà, la vraie Gom Jabbar. Un coup intéressée, l'autre instant détournée. On ne pouvait décidément pas se fier aux trompeurs.

Le grand bai ne retint pas ses mots, ni son ton moqueur et critique. Ce n'était pas la première fois dans sa vie, loin de là, qu'il s'opposait à des critiques. Elles ne l'atteignaient plus : rien ne pouvait le détourner de ses convictions. Il respirait pour ça. Il existait pour ça. Il avait construit sa vie autour de ça.
Ce n'était pas l'avis d'une jument à peine rencontrée et qui avait même peut-être attenté à sa vie qui allait le faire douter.

Il ne lui avait rien expliqué et elle tirait déjà des conclusions hâtives et directes à son sujet et au sujet de son rêve. Elle ne cherchait pas à comprendre, tout simplement parce que cela ne l'intéressait pas, ou plus. Elle ne se sentait pas concernée. Qu'en aurait-il à faire de l'avis de quelqu'un qui ne se sent pas concerné ?
Rien.

Ses mots glissèrent sur lui comme un filet d'eau et disparurent derrière lui. La lady était un atome libre, accroché au troupeau de Cyrius jusqu'à la prochaine tempête. Il ne compterait pas sur elle pour le soutenir, mais peut-être que leur prochaine rencontre tournerait à l'amical. Après tout, elle n'embrassait pas ses ambitions, mais mises de côté, ils pouvaient peut-être s'entendre après tout.
Ils partageaient le même goût de la compétition a priori.

L'appaloosa s'éloignait alors qu'il faisait volte-face et partait en sens inverse, d'un pas tranquille et serein. Ce fut tout de même une rencontre intéressante, à la fois appréciable et piquante. Tout comme Gom Jabbar l'était, au final.

[OUT]

» Mon père c'est le plus fort. Ft. Rekkles
» M'accompagneras-tu dans ma quête ? | REKKLES [OUT. A FERMER. ]
» Black Knight - Une coquille vide à masque vivant