Ouille aïe [L]

" Ouille aïe ouille aïe ouille aïe ouille aïe ouille aïe ouille aïe ouille aïe ouille aïe ouille aïe ouille AÏE - "

D’aucun aurait trouvé la descente d’une pente recouverte de ronces douloureuse.

D’aucun aurait tenté d’emprunter un sentier battu pour moins souffrir.

" OUILLE AÏE OUILLE AÏE OUILLE AÏE OUILLE AÏE OUILLE AÏE OUILLE AÏE - "

Pas Sinistros.

Le bai dévalait la piste comme une avalanche en retard. Ses yeux révulsés ne lui permettaient pas de vraiment discerner où il mettait le sabot. Un témoin, situé préférablement en hauteur, loin des ronces et loin de la promesse de dégringoler de la même façon, aurait pu croire à une bravoure achiléenne ou à une bêtise de matamore.

Sinistros avait quelques regrets. Fort heureusement pour lui, le regret survivait très mal dans son écosystème intestinal, ce qui signifiait que sa faune gastrique s’attaquait immédiatement à toute trace de regret pour ne laisser subsister qu’une incroyable, béate, abasourdissante, pittoresque folie furieuse.

Le frénétique twerk auquel se livrait son cerveau dans sa boîte crânienne ne lui permettait qui plus est pas vraiment de réfléchir au pourquoi du comment il en était arrivé là - comme souvent, il avait sûrement eu un but, une mission, une quelconque idée derrière la tête - et il n’était pas prêt de s’y retrouver. Le bai parvint à se demander si en arrivant tout en bas il tomberait tête la première dans les enfers : de ce qu’il percevait des tréfonds de cet endroit, ils étaient particulièrement sombres et particulièrement épineux.

Gom Jabbar lui avait conseillé de trouver un endroit paradisiaque, mais il n’était pas très sage de suivre les conseils d’un prof de philo. Ils sont tous à moitié dépressifs, souvent communistes et beaucoup trop enclins à fumer la pipe.

Sinistros allait se poser une question difficilement formulée sur les conséquences qu’une bonne pipe pourraient avoir sur le fœtus de la jument, mais il fut rudement ramené loin de ses interrogations amniotiques lorsque il sentit que son sabot rencontrait de la résistance de la part d’une ronce.

Maquisarde hors-pair, elle parvint à le faire culbuter et rouler par terre, où il s’emmêla promptement avec les épines. Le résultat parvint à ressembler à un saucisson sanguinolent, ou à un sapin de noël macabre. Pendant ce temps, le bai déplorait cet état de choses lamentable de la meilleure des façons qui soit :

" OUILLE ! AÏE ! OUILLE ! AÏE ! OUIILLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLE ! "

Sinistros faisait de son mieux pour cesser de ressembler à une incarnation de chair et d'os d'un des joueurs de skat d'Otto Dix, mais il avait aussi beaucoup de mal à clairement identifier où se situait sa queue par rapport à sa tête, s'il possédait bien encore quatre jambes, et si ses naseaux n'étaient pas complètement remplis de la terre dure et noire dans laquelle les ronces étaient profondément enfoncées, comme puisant leur piquant dans la mauvaise qualité du sol.

C'était là une idée tout à fait intéressante qu'il étudia quelques temps, laissant de côté l'imbroglio de ses membres et le hurlement de chat huant qu'il venait de pousser. Si le sol du golfe d'émeraude avait été moins riche, les plantes auraient-elles poussé avec des épines ? L'apparence avenante d'une plante dépendait-elle de son sol ? Et pourquoi certaines plantes, comme les roses, se revêtaient-elles d'épines et de charmants pétales ?

Les épines le ramenèrent à son grand malheur et il poussa un geignement en tentant de démêler quelque peu ses jambes.

" Je ne sens plus mon métacarpe, " décréta-t-il, persuadé qu'il était d'avoir des mains.

Le bai entendit une voix qui manqua de le faire bondir au plafond, chose malaisée lorsque on se trouve en extérieur. Il tenta dans la mesure du possible de voir d'où elle venait, mais n'y parvint pas dans sa position, se contentant de comprendre ce que lui avait dit son interlocuteur, qu'il ait été réel ou inventé par son esprit.

" Vous me connaissez ? " demanda-t-il avec un certain intérêt, " Ou connaîtriez vous, par hasard, un hérisson quelconque ? La confusion est sûrement facile entre moi-même et un tel animal, tant nous nous ressemblons actuellement. "

Sinistros sentit qu'on approchait et parvint à visser un oeil sur ce qui ressemblait à un cheval noir. Il lui dit qu'il l'aiderait.

" Merci bien, mon brave ! Il nous faut d'abord tenter de me démêler les jambes. "

 Son sauveur semblait adhérer à un courant scientifique qui dénuait la vie équine de toute intervention humaine. Sinistros serait ravi de débattre avec lui des théories  philosophiques plaçant l'être humain au centre de la création du cheval moderne et de celles qui, au contraire, revendiquaient l'indépendance chevaline par rapport à l'homme, rejetant l'évolution par la domestication. Sinistros avait un jour dû férocement débattre avec un rhinocéros sur l'infériorité du cheval domestique par rapport à l'animal véritablement sauvage. Ce débat cornélien ne les avaient mené nulle part et maintenant, les rhinocéros étaient en voie d'extinction.

De ce qu'il voyait de son interlocuteur, il était un étalon noir, plus âgé et plus massif que lui. Il lui affirma ne pas le connaître, et ne pas connaître non plus de hérisson. Voilà qui lui évitait d'avoir affaire à une piquante compagnie..

“ Connaîtriez vous donc l’homme, si vous pouvez identifier quels mots de vocabulaire nous lui empruntons ? ”

L'inconnu s'affaira à le délivrer et, tel un cadeau de Noël trop savamment emballé, Sinistros se laissa faire.

Il lui affirma que ses extrémités étaient libres. Sinistros préféra ne pas toutes les remuer : il s'assurerait que tout était bien à sa place dès qu'il aurait quitté son épineuse couche.

Se soulevant avec la grâce et l'assurance d'un nourrisson alourdi par sa couche culotte bien remplie, il parvint à rester sur ses jambes mais manqua de retomber aussitôt, poussé par un puissant souffle de vent. Sinistros parvint cependant à se tourner pour remercier son interlocuteur, ingérant par la même occasion une bonne poignée de ses crins qui lui frappaient la figure, entraînés par le vent :

“ ‘erci ‘ien, mon ‘rave ! Je me ‘omme ‘Inistros. ”

Le frison reprenait la parole. Sinistros se suspendit à ses lèvres. La douleur qu'avait provoqué sa chute lui paraissait soudain terriblement secondaire, alors que l'étalon noir faisait preuve d'une culture et d'une intelligence tout à fait passionnante... Comme il était rare de tomber sur des individus aussi instruits... Et comme il semblait bien conservé, malgré son grand âge... Quelle belle crinière il avait... Longue... Bouclée... Noire... Mais Sinistros n'aimait pas les brunes...

SINISTROS AIMAIT AMARANTH.

Bondissant comme un diable hors de sa boîte, le bai secoua sa tête dans tous les sens, comme s'il était soudainement la victime d'un essaim de frelons. Rouvrant les yeux pour dévisager son interlocuteur, il fut fort désappointé de constater que rien n'avait changé et qu'il ressemblait toujours à Adonis en personne.

Il se sentit rougir lorsque l'inconnu lui dit être heureux de faire sa connaissance et la pointe acérée de l'intérêt vint lui piquer le coeur lorsque l'autre affirma l'avoir noir.

" D'où vous vient donc ce nom ? Votre coeur est-il aussi noir que le suggère votre patronyme ? "

Et il retint un soupir énamouré, avant de, une fois de plus, secouer la tête dans tous les sens. S'il avait eu tous ses esprits - aussi dérangés que ses esprits habituels aient pu être - il aurait probablement cherché la maladie dont souffrait son interlocuteur, et qui noircissait son ventricule. Mais, à l'instant, il ne rêvait que de le soigner avec toute sa tendresse pour le rendre rouge à nouveau...

Sinistros fit un pas de côté et s'emmêla le boulet dans une ronce. Ignorant la douleur qui commençait à sérieusement l'enlacer elle-aussi, il secoua pour tenter de s'en défaire, tout comme il devrait se défaire de ses pensées libidineuses.

Il avait un sourire absolument éblouissant. Sinistros avait des dents blanches, une hygiène dentaire impeccable et pourtant c'est à peine s'il ne battait pas des cils, complètement aveuglé par le charme  de ses canines... Comment avait-il pu aimer les juments, qui n'avaient pas l'avantage de posséder ces magnifiques quenottes... ? Son esprit était plongé dans un brouillard absolu et la seule lumière se trouvait dans la bouche de son interlocuteur... Ah, si Amaranth avait eu des canines...

Sinistros cilla.

L'étalon lui demanda s'il allait bien. Fichtre ! Voilà qu'il se ridiculisait devant l'objet de ses affections. Le silver fox. L'homme mature dont il avait besoin pour l'enlacer la nuit venue. Pourquoi avait-il mal au boulet, déjà ?

Coeur Noir lui raconta sa vie. Quel bad boy ! Amy ne l'avait-elle pas qualifié lui-même un jour de bad boy ? Ah, Amy... Son Amy... Qui était blanche... Pas noire...

" Vous me semblez être devenu tout à fait charmant. "

Le bai fondit alors que l'autre lui rappelait qu'il s'était de nouveau acoquiné de trop près avec une ronce. Il eut un sourire nerveux :

" Voyons, je ne peux pas rester immobile toute l'éternité avec vous ! "

Cela ne lui aurait pas déplu...

" Cette chute m'a retourné le cerveau, " parvint-il à constater dans le brouillard de sa toquade.

Il fallait bel et bien que Sinistros soit délivré des ronces, tout comme il fallait que son coeur prisonnier soit vaillamment libéré de l'emprise des forces maléfiques qui l'avaient mené jusqu'à celui, noir comme la suie, de son congénère. Le bai se sentait prêt à faire des envolées lyriques qui auraient rivalisé avec celles de Ronsard. Mignon, allons voir si l'iris noir...

Une fois de plus, il secoua sa tête comme pour donner à son cerveau des ecchymoses. Remuer le bocal remettrait peut-être en place son contenu.

" Ce lieu ne se prête pas vraiment aux balades romantiques... " fit-il remarquer en tirant sur la ronce qui tenait son boulet en otage.

Coeur Noir voyait toujours le côté pratique des choses. Pour Sinistros, qui élucubrait constamment, c'était particulièrement séduisant.

" Une commotion ? C'est possible. Regardez mes pupilles. Sont-elles dilatées ? Et mon coeur ? L'entendez vous battre plus vite que d'ordinaire ? Il nous faut déterminer ce qui me trouble. "

Sur ces mots, il parvint à arracher son boulet de l'emprise de la ronce, mais demeura enlacé par un bout de cette dernière, comme menotté par cet amour involontaire qui l'enchaînait au senior.

Coeur Noir était perspicace. C'était une belle qualité.

Sinistros le suivit après qu'il lui ait fait la proposition d'aller ailleurs - le verger ou la plage, comme il l'avait évoqué plus tôt ? - mais il emmena aussi son instinct scientifique en balade avec lui. Constatant qu'il semblait attaché aux pas de son compagnon comme une sangsue à la veine de sa victime, il se demanda finalement si...

" Dîtes-moi, au cours de votre longue existence, auriez vous déjà entendu parler de ronces ayant des propriétés aphrodisiaques ? "

Et il baissa les yeux sur ses plaies qui exsudaient encore un sang fort rouge, se demandant si ce dernier était contaminé. Les terres trompeuses auraient dû s'appeler les terres étonnantes, si une excentricité pareille caractérisait les plantes de ce territoire... Et quelle horreur, si un poulain venait à être affecté par la même maladie que lui !

" J'AIME UNE JUMENT ! " hurla Sinistros avec la sensation qu'on venait de lui arracher les mots de la bouche. La petite piqûre qu'avait fait la flèche de Cupidon sur sa fesse suintait la douleur de se savoir condamné à ne pas être aimé en retour. " JE LUI SUIS FIDELE COMME le DIK-DIK A SA COMPAGNE ! "

Mais il avait Amaranth ! Sa belle et tendre Amaranth ! Jamais Sinistros n'avait été polygame, sauf cette fois, au Vietnam, en 1986, lorsqu'il avait rencontré deux superbes anacondas cambodgiens en vacances et s'était laissé aller à envisager l'idée. Mais non ! Aussi excentrique qu'il ait pu être, jamais il n'avait songé à prendre un autre compagnon et jamais il n'aurait voulu partager Amy, sa belle Amy, avec qui que ce soit.

Non, Coeur Noir avait tort : certes certaines espèces de ronces n'avaient pas de propriétés aphrodisiaques, mais il lui était définitivement arrivé quelque chose qui tentait de s'en prendre à sa fidélité infinie et imperturbable envers sa belle, blanche, bonne dulcinée. Et il ne pouvait laisser cette horrible affection pour un vieux frison noir le désengager de ses responsabilités envers sa jouvencelle, ainsi qu'envers son territoire.

" Vous ne sentez pas le trompeur, " fit-il remarquer, tentant de chasser de son esprit toutes les comparaisons à Roméo et Juliette qui y stagnaient, " De quel territoire venez-vous ? Et que faisiez vous là ? Je suis le légumiste des terres trompeuses, voyez vous. C'est une fonction stable, confortable, qui me permet de mettre un peu de côté chaque moi... "

Sinistros regarda alentour.

" Votre idée de trouver de l'eau n'est pas mauvaise, mais je doute qu'il y ait une quelconque flaque dans les environs. Je devrai sûrement me rendre au golfe d'émeraude afin de me nettoyer de toutes mes pensées impures et des plaies qui les accompagnent. "

Suivant cette idée, Sinistros tenta résolument de prendre la direction de ce territoire, mais se trouva fort embarrassé par le fait qu'il ne pouvait s'éloigner du vieil étalon qu'il attendit, le regardant à la dérobée.

Coeur Noir lui parla de ses rapports avec ses congénères du sexe fort (bien que Sinistros ait toujours été dubitatif quant à ce terme - le sexe féminin possédait bien plus de puissance motrice et tractrice que le sexe masculin, qui n'était malheureusement capable que de peu de choses, là où la jument pouvait expulser une créature qu'il n'aurait en tant que mâle était capable d'éjecter qu'au moyen d'un autre orifice, et ce après avoir consommé une quantité phénoménale de pruneaux...) et le bai ne pu s'empêcher d'envisager ses propos avec les yeux de Freud. Coeur Noir confrontait-il autrefois les mâles parce qu'il réprimait de vieilles pulsions cachées ... ?

" Vous aviez une bonne relation avec votre père ? " demanda Sinistros, auquel il ne manquait qu'un divan et un petit bloc-notes pour lancer la session de psychanalyse.

Il évita de regarder dans la direction du frison, qui faisait toujours battre son coeur douloureusement.

" En effet, c'est une chance. Je vous suis reconnaissant de m'être venu en aide ; sans vous, je serais sûrement encore dans une position peu digne d'un légumiste. "

Le bai s'arrêta quelques instants pour tenter de mieux trouver son chemin... Parmi les ronces... Et les ronces... Ah, tiens... Des ronces...

Ses pensées l'emmenèrent brièvement jusqu'au château hanté de la Belle au bois dormant, lui-aussi assailli par les ronces. Ah, être une princesse dans une tour de verre, attendant le baiser du prince charmant... Du vieux prince... Qui est le seul à avoir vieilli pendant que tout le monde dormait... Et qui a un coeur noir... Et une magnifique crinière...