La rose, abreuvée de larmesft. Shiro
Chaque seconde qui passe est plus douloureuse que la précédente. Chaque grain de sable tombe sur ses plaies comme des grains de sel. Chaque minute en est une de plus où l'acide s'écoule sur son être. Son coeur se tord, souffre, hurle à coup de battements crispés. Peut-être s'arrêterait-il enfin. Son corps s'effondrerait, vidé de toute vie, emporté par une souffrance qui ne tue pas. Elle redeviendrait le néant qu'elle avait été avant d'exister, ne laissant de traces de son passage que quelques souvenirs. Un nom, un corps en décomposition, nourrissant l'herbe que broutera un jeune poulain plus tard. Et tout reprendrait son cours. L'eau continuerait de couler, les feuilles de frémir, l'herbe de pousser. Les oiseaux pialleraient, les poulains grandiraient, les ancêtres retourneraient à la terre. Rien d'autre qu'elle ne prendrait fin. Rien d'autre qu'elle, ses souffrances, et ses sentiments.
L'instant lui paraît éternel, comme lors de cette nuit froide où elle l'avait rencontré. Elle avait chéri ces secondes allongées, remercié la vie de lui offrir un semblant de temps supplémentaire, une troisième mi-temps pour lui laisser un sentiment doux au creux du ventre. Quelques secondes de plus, une impression de profiter de l'instant.
Elle détestait ce moment qu'elle vivait à présent. Les secondes allongées, vivre sa vie comme un ralenti. tout était décuplé. Le regard de Shiro sur elle semblait traverser sa peau, brouiller son âme. C'était comme s'il lisait en elle, écorchait sa peau, arrachait chaque centimètre de son épiderme pour mettre son être à nu. Pour jouer avec ses muscles comme un scientifique fou. Elle tressauta d'ailleurs. Maintenant il lui semblait que les yeux étaient devenus mains, et brandissaient des instruments chirurgicaux pour écarter la chair, aller jusqu'aux os. Le froid apporté par le vent lui glaça les os mis à nus. Elle se sentait frêle, sous ces yeux. Elle se sentait bête, sous ces yeux. Elle aurait aimé se sentir bien, sous ce regard.
Il n'en n'était rien.
L'image vacillante des tombes lui revint en mémoire. Danse macabre sous la pluie, les stèles appelaient le ciel et l'imploraient de toujours garder les noms gravés en mémoire. Lugubre incantation, un corbeau s'envole dans ses souvenirs. Il croasse de sa voix abîmée par le temps, longue supplique douloureuse qui vrille les cordes vocales. Les oreilles de la marwari lui font mal. Il lui semble entendre l'oiseau de malheur se moquer de sa douleur. L'imagine-t-elle ou est-il là, perché sur un arbre non loin, très heureux d'observer une déchéance dans un lieu où l'amour règne? Oiseau de malheur espère une mort fulgurante, pour se repaître des chaires encore chaudes. Crever le ventre, sortir les tripes, chercher les meilleurs morceaux, ceux qui déjà étaient empoisonnés de ce vice insipide qui la tuait à petit feu.
Se repaître de sa douleur, profiter de son malheur.
La voix qui lui parvient n'est pas celle de Shiro. Elle est déformée par la pluie battante qui voile tous ses sens. Elle est retournée, soudain, à ce soir là. Cette nuit funeste lui paraît de nouveau si réelle. Le froid s'empare de son corps, les lames glacées coulent sur son dos, larmes de nuages invisibles qu'elle seule ressent. Les mots qui lui parviennent lui font plus de mal que de bien. Elle aurait presque voulu l'implorer d'être immonde avec elle, de rentre les choses plus faciles. Le transformer en oiseau de malheur, lui aussi. Qu'il lui fasse du mal, lui aussi. Qu'il soit cette voûte de pierre qui s'effondre, qu'il soit les blocs rocheux qui la heurtent. Pas la pluie qui s'infiltre silencieusement, rafraichissante, mais affaiblissante. Pas les larmes cosmiques qui détruisent à petit feu, qui font que les choses implosent, s'effondrent sur elles-mêmes. Elle aurait eu moins mal s'il l'avait détruite à coups de sabots.
Sa douceur n'était qu'une morsure gelée de plus qui commençait à givrer son être de l'intérieur.
L'étalon évoque alors un autre lieu, un lieu mangé par le temps. Une maison tombant en lambeaux comme son coeur réduit en charpie. Manquait-il de tact au point de lui conseiller un endroit rempli de lui? Un endroit qui, comme la chapelle avant lui, s'effondrerait sur elle pour aspirer les dernières forces qu'il lui restaient? Il parlait de penser, de mieux penser dans ce lieu. Mais ne pensait-elle pas déjà trop? Quels conseils essayait-il de lui donner? Etait-ce là, une tentative infructueuse de panser les blessures qu'il créait? Une bonne intention qui remue le couteau dans la plaie au lieu de le désintégrer? Ou s'était-elle trompé au point de ne pas voir le pervers narcissique qui se cachait derrière ces crins noirs, faiblement ondulés? S'était-elle voilé la face au point de s'imaginer un être radicalement opposé à ses valeurs, un être sachant exactement comment appuyer là où ça fait mal?
J'y penserai, si je passe non loin... Un endroit rempli de toi, ce sera parfait pour tenter d'oublier. le sourire est amère, douloureux.
Peut être cette maison en ruines terminera le travail de cette chère chapelle. Peut être cette bâtisse décrépie sera ma dernière demeure.Sa langue la brûle, sa bouche est sèche. Elle a trop pleuré, les sillons salés ont déjà séché, ses glandes lacrymales incapable de les abreuver de plus d'eau, fleuves asséchés par un barrage de souffrance. Il lui semblait que jamais ses poils ne se redresseraient, que ses larmes avaient teinté ses joues d'une couleur vive et saturée, que tous ceux qui la croiseraient à l'avenir pourraient savoir qu'elle avait souffert le martyr.
Pauvre marionnette agitée par les spasmes de sentiments mourants, elle se dit qu'elle préfère être celle à partir. Initier la séparation, faire le premier pas pour avancer vers le futur. Le premier mot du nouveau chapitre de sa vie. Le coin de page que l'on soulève pour la tourner. La première seconde du reste de sa vie.
Elle ne supporterait surtout pas de le voir partir, une nouvelle fois. Elle ne supporterait pas de se retrouver dans ce lieu sans lui, sans sa chaleur, sans sa présence. Et il lui faudrait se réveiller chaque matin sans lui, mais avec la pensée amère et douloureuse que jamais elle ne le reverrait plus. Tout en espérant que la vie reprenne son court, que le temps douloureux laisse place à l'indifférence, que son musée de la mémoire prenne la poussière et qu'elle ferme les portes de cette salle pour en ouvrir une autre.
Son corps bouge seul. Elle ne peut pas s'en aller sans quêter un dernier contact. Depuis le début de cette rencontre ils sont distants, comme un être sain s'éloigne du malade de la lèpre de peur d'être contaminé. Peut être que l'amour était cette lèpre, et que Shiro, hypocondriaque paranoïde, s'éloignait d'elle car il avait peur de mourir d'amour. Mais le virus est tenace, la maladie difficilement curable. Et le corps de la baie se déplace seul, comble les quelques pas qui sépare malade et passant. Elle semble hésiter, mais n'a pas conscience de ce qu'il se passe. Tout est anesthésié, elle voit à travers une brume que crée son esprit. Son chanfrein se pose contre l'encolure, touche et goute la chaleur, s'imprègne d'un peu de force et d'odeur pour débuter la renaissance. Soigner le mal par le mal, mourir pour mieux revivre. Une larme, ultime guerrière salée, fuit le long du lit asséché. Elle s'écrase sur le poil noir, dégringole, attirée par son destin. Et s'écrase au sol sans un bruit.
La jument recule dans un long soupir inaudible. Tout son corps est crispé pour expulser l'air dans ses poumons. Un murmure articule difficilement des adieux, souhaite amèrement une bonne continuation, sans elle.
Et elle tourne les talons, prend un trot fatigué, boitant sous le poids de la douleur, avant de disparaître comme les bisons, happée par une brume à l'horizon, là où l'oeil ne peut plus distinguer les formes, le vrai du faux.
Première seconde du reste de sa vie, premier pas de son voyage retour, celui qu'elle n'avait jamais planifié.
(out)