Angélus [PV]

Sujet: Angélus [PV] Sam 24 Nov 2018 - 19:43

ANGELUS

Le vent se levait de temps à autre, tuberculeux dans une salle d’attente, et venait tousser dans l’oreille pour la convaincre du caractère passager de son affliction. Sorrow avait plongé son ouïe dans sa crinière, praticien bienheureux de laisser mourir son patient. Il foulait le sol concret et fragile d’un endroit qu’il ne reconnaissait qu’à moitié. Solide comme la réalité, fragile comme son souvenir. Où était passé le glacier nordique ? Sa chute d’eau, une femme saoule dont la chevelure plonge dans un bassin glacé ?

Il s’était extirpé des enfers il y a des jours de cela. Le sol de cette banquise brûlait plus que le plancher infernal ; mais il avait appris à affectionner ce lieu et supportait ce supplice. L’endroit l’en remerciait en se dissimulant derrière il ne savait quel artifice, mental ou physique, chateau de l’esprit ou ruines de la nature qui efface brusquement, emportée, ce qu’elle a mis des siècles à construire.

La disparition du glacier l’aurait attristé plus qu’il ne souhaitait l’admettre. L’impossibilité de l’atteindre pour toucher le souvenir précieusement conservé d’un moment agréable de sa vie serait une déception à emporter dans le baluchon à moitié vide qu’il constituait pour son départ d’Horse-Wild, dont il n’avait pas encore déterminé la longueur.

Il lui fallait trouver quelque chose, ou quelqu’un. Geisha ? Qu’il venait de tromper dans un moment d’abandon ? Comment la regarder en face ? Ou trouver au contraire ce qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’explorer durant ses précédentes escapades, un pays de Cocagne dans lequel on offre grâcieusement le Salut ?

Le Salut.

Il avait entendu dire qu’Ocëan Pearl était morte. Ce genre de rumeurs rampe comme un serpent dans le jardin d’Eden : séduisante parce que réaliste, surtout au creux d’une oreille comme la sienne, qui a déjà tant entendu siffler la mélodie vengeresse d’une fille convaincue. Peut-être était elle parvenue à ses fins. Voilà qui précipitait plus encore son envie de s’éclipser ; Nazz’ariah, Ocëan Pearl, le récent séjour souterrain… Formaient un bouillon saumâtre qui enjoignait plus d’un adversaire à se dresser sur son chemin, sans contribuer à l’attacher davantage à l’île sur laquelle il avait grandit, mais qu’il avait eu l’occasion de délaisser plusieurs fois au cours de sa dominance. Cyrius ne l’avait-il pas fait, lui aussi ? Le pouvoir ancrait tellement sur place qu’il donnait souvent la bougeotte au roi crevant d’ennui sur l’échiquier. L’ailleurs permettait par ailleurs de nouer des liens tout à fait intéressants…

Le frison s’arrêta, jeta un regard en arrière. Il n’avait pas laissé de traces, mais la banquise craquait de temps à autre sous le poids de midi. Le vent se leva pour apporter la nouvelle, autrement moins maladive, de l’Annonciation, dans une contrée lointaine qu’il se destinait à rejoindre.

Rose Madder n’avait pas eu le temps d’explorer les abords de la Banquise Miroitante. Elle avait apprécié le battement tremblant de son cœur terrifié à l’idée d’être frigorifié à jamais dans cette eau glacée mais elle n’avait trouvé que quelques rosaces fragiles, à peine gravées dans la glace. Blind Spot avait effleuré ses lèvres des siennes dans un souffle brûlant qu’elle semblait être la seule à prendre à cœur alors elle avait décidé de revenir sur ses traces pour tirer au clair ces choses étranges qui surgissaient dans ses pensées aux moments les plus impromptus.

Elle secoua la tête et enfonça timidement un antérieur dans la neige en prenant la direction de la cascade figée dans le paysage et le temps, dont elle entendait pourtant les échos à chaque élan prit par le vent pour soulever des congères et barrer l’accès au territoire. On se serait cru à l’ère glaciaire, songea Rosie en contemplant la rose rouge qui naissait de ses pas sur la berge et tâchait la neige d’un éclat sanglant.

Satisfaite, elle s’éloigna d’un pas bondissant. Elle était bien la seule à voir les pétales qui parsemaient la Banquise, à moins qu’on considère les tâches ocres sur sa robe mais il n’y avait encore personne pour les compter. Blind Spot ne les verrait jamais. Maddie s’arrêta, importunée par cette nouvelle infiltration dans ses pensées et secoua la tête sans parvenir à chasser les idées. L’étalon brun ne se doutait probablement de rien. Voilà, elle devait se dire ça. Il ne remarquerait rien. Il n’y avait rien à remarquer après tout. Elle n’était pas gênée, pas confuse, ne se posait aucune question car il n’y avait rien à comprendre, pas d’explication à chercher.

La jeune jument soupira et regarda autour d’elle. Une ombre se dressait sur la Banquise Miroitante mais ne laissait pas de trace derrière elle. Le vent les avait probablement déjà recouvertes mais elle reconnaissait bien là Sorrow, vers lequel elle se précipita en poussant un cri de guerre. Il n’y aurait pas de pissenlit à dévorer, ici ! Peut-être qu’elle mangerait l’une de ses roses rêvées, si elle se sentait d’humeur magnanime. Mais Rose Madder doutait de s’être trompée avec toutes les informations qu’elle avait recueillies.

“ Hey ! Toi ! Tu as trois ou quatre enfants, ton père n’était pas sûr de lui ! Je connais Kuro, Shiro et Hyuna’ ainsi que tes petits-enfants, Kokoï, Blake et Knight ! Maintenant tu vas manger de la poudreuse ! Haha !”

Elle n’osa pas réellement le recouvrir d’une gerbe de neige cependant, trop craintive des représailles qu’elle ne doutait pas de subir si elle s’en prenait au vieux frison.

Il avait encore les yeux rivés sur ce qu'il avait laissé derrière lui (rien) lorsqu'une jeune jument vint crever son champ de vision et ses tympans d'un cri de guerre qui peint sur sa figure les prémisses dégoulinantes d'une grimace. Sorrow hésita à galoper pour échapper à la furie de cette énième Erynie, mais accélérer sur cette patinoire ne lui paraissait pas très sûr et il n'avait, après tout, pas vraiment peur de ce qui semblait être bien fluet mais fort volubile. Aussi se contenta-t-il d'attendre alors que se dessinaient plus précisément les contours de l'inconnue, qu'il détailla.

Elle ne se détachait pas énormément de la neige mais ne se fondait pas dans cette dernière comme l'avait délicieusement fait Hypocamp'. Des tâches... Elle lui rappelait quelque chose.

Le frison s'ébroua et envoya valser les quelques flocons piquetant sa crinière. Ses oreilles s'enfouirent à nouveau dans sa masse capillaire lorsque les premiers mots qui lui parvinrent prirent un ton familier, mais elles remontèrent en avant alors que les propos suivants le laissaient songeur, confus, et un peu moins incertain quant à l'identité de celle qui l'abordait avec si peu d'égards.

Il n'avait cependant pas apprécié cette entrée en matière, aussi lança-t-il un regard dubitatif à la jeunette, prenant le pas et un ton sévère.

" Où sont passées tes manières, la drôlette ? "

Ainsi donc, la gamine dont il s'était si promptement débarrassé aux pluies perpétuelles avait pris son défi à coeur. Il ne savait pas s'il s'agissait là d'un intéressant signe de ténacité, ou d'un inquiétant manque de choses à faire. Elle avait trouvé le moyen de rencontrer plus de membres de sa famille que lui en quelques mois, ce qui eut le mérite de lui tirer un sourire doucereux.

Elle avait même trouvé le moyen de glisser dans le tas des noms inconnus.

" C'est plutôt malin, de m'aborder dans un endroit sans pissenlit. Ça n'a pas si mauvais goût que ça, tu sais. Pas autant que celui de la défaite. "

Kokoï. Qu'est-ce que c'était que ce nom ridicule ? Hyuna' n'avait pas eu le temps de pondre un autre mioche - il n'était même pas certain que les deux précédents aient atteint Horse-Wild depuis le temps - et il doutait que Shiro ait eu une fibre paternelle très développée, aussi ses soupçons le portèrent vers le très heureux duo qui animait à présent le camp de camping des Terres Orphelines. Sorrow retint un grognement excédé.

Il lui sembla pendant un instant que Sorrow n’allait pas la reconnaître. Elle ne lui en voulait pas vraiment, car elle avait beaucoup changé et regretta presque de l’avoir abordé d’une telle manière (il y avait plus subtil et plus amusant s’il ne se souvenait pas d’elle). C’était malheureusement trop tard et elle se campa fermement sur ses membres rendus tremblants par le froid.

Un sourire illumina ses lèvres charbonnées par les années et elle battit des cils en cherchant ses manières.

“ Je fais ma crise d’adolescence, mon frère vient de terminer la sienne donc je me suis dit que c’était mon tour. ”

Elle n’avait même pas pensé à ce détail et sa surprise dût se voir sur son visage lorsque Sorrow lui fit remarquer qu’il n’y avait pas de pissenlit. Ce n’était pas que Rosie espérait en voir dans le coin mais plutôt qu’elle n’avait pas prémédité cette rencontre, ce qu’elle se décida finalement à partager avec le vieux frison parce que maintenant qu’elle était là mieux valait rentabiliser.

“ A vrai dire j’avais abandonné depuis un moment quand je t’ai vu. T’as pas peur de choper un mauvais rhume à ton âge ? C’est pas un endroit pour toi ici. ”

Elle sourit encore et ajouta.

“ Je ne saurais pas te dire, ça a quel goût, la défaite ? ”

Au moins elle n'avait pas perdu du léger mordant de sa conversation, qui ne parvenait cependant pas à rivaliser avec celui de l'air. Sorrow se perdit dans la contemplation de la vapeur qui sortait de ses naseaux, tourbillonnant jusqu'à abandonner la conquête de l'espace. Il reprit le pas, cherchant toujours le glacier. Il lui semblait en discerner les contours à l'horizon, mais plus il approchait, plus il lui semblait que la banquise s'éternisait et s'étirait, mentalement et physiquement, une plaie béante dans laquelle on glisse un doigt...

Mais qui ne suintait encore aucun sang. Il savait reconnaître les rubis, qu'ils soient sur l'ongle ou sur la neige.

La seule chose qui se soit rapproché du rouge se trouvait sur le corps de la jeune jument, des petites tâches qu'il détailla avec un certain amusement. C'était un peu comme une arrière pensée, un gribouillis enfantin que l'on a pas réussi à effacer du mur.

" Détrompe-toi. Je suis fait pour être ici. "

Le ton de Rose Madder lui déplaisait toujours, mais il doutait que cela soit corrigeable. Piquante comme elle était, elle disparaîtrait sûrement bientôt comme une brise de vent froide, remplacée par le lent engourdissement qui s'installe dans les membres.

Sorrow cilla.

" Celui des épines qui protègent tes roses. Tu as trouvé celle que tu avais perdu, à défaut de trouver les noms de tous mes enfants ? "

Une pause.

" Oui, tu as perdu. Il te manque des noms. "

Puis, comme incité à la confidence par la familiarité des lieux :

" Je suis allé aux Enfers, récemment. Tu sais à quoi ça ressemble ? A rien de ce qu'on a bien voulu imaginer. C'est ça, ce qui le rend si redoutable, notre Enfer. Il est celui qu'imaginent les autres et pas celui dans lequel on s’était résigné à rôtir. De temps à autre, si on tend l'oreille, on peut entendre suinter par une faille des nouvelles du monde. Elles sont toujours mauvaises. "

Et il n'avait pas eu d'Heurtebise pour le guider dans les entrailles du monde.

L’ombre géante de Sorrow recouvrait la silhouette immaculée de Rose Madder (pas tout à fait, murmurait le vent glacé entre ses oreilles). Il s’éloigna, non pas pour la délivrer de son obscurité rampante mais pour continuer son périple. Rosie hésita, car il faisait froid et qu’elle n’était pas taillée pour ses températures comme elle l’avait découvert lors de sa dernière visite.

Mais la conversation n’était pas terminée et la lueur amusée dans les puits sans fond qu’étaient les yeux du vieux frison animait sa combativité jamais tout à fait oubliée. Maddie ne savait pas ignorer ses entrailles qui se tordaient pour prouver au reste du monde qu’il se trompait, même si elle-même ne savait plus vraiment sur quel sujet. Elle n’argumenta pas avec la réplique du noir.

Il avait tout comme elle les traits d’une race à laquelle il n’appartenait probablement pas vraiment et elle se demanda vaguement s’il y avait vraiment des endroits faits pour des êtres comme eux, ou s’ils étaient faits pour appartenir à un endroit précis. Peut-être était-elle encore trop jeune pour se décider, ou peut-être que la décision ne lui appartenait pas mais Rosie ne parvenait pas à penser à un endroit où elle avait particulièrement sa place. Elle n’était pas mieux ici qu’ailleurs, si on omettait le froid qui mordait ses joues et giflait ses flancs graciles.

Elle sourit, persuadée qu’il venait d’admettre la défaite. Ce n’était pas la rose qui se heurtait aux épines et Rose Madder ne voyait des roses que parce qu’elle en était une parmi tant d’autres. Son regard s’égara brièvement sur l’étendue enneigée et elle gratta la neige à ses pieds, voyant lentement fleurir une rose éternelle qui se redressa et s’étira pour ses yeux seuls.

La fleur était écarlate et ne s’offrait pas à la vue de Sorrow, auquel elle lança un regard complice.

“ Bah, j’en connais bien assez. ”

Elle avait gagné, quoi qu’il en dise. Sorrow n’avait pas l’air du genre à accepter la défaite facilement et elle se contenterait de savoir que ses épines avaient fait perler un peu de sang sur sa robe de jais. Ce n’était pas parce qu’elle ne voyait pas les plaies qu’il n’était pas blessé. Ce n’était pas parce qu’elle semblait tâchée de vermeille qu’elle avait saigné récemment.

Ce n’était pas parce que les autres ne voyaient pas les rosiers qu’ils n’existaient pas.

“ Non, je ne sais pas. Mais mon frère est persuadé que les dieux vont m’y envoyer un jour. Si j’y fais un tour je penserais à toi et je me dirais pas de nouvelles bonne nouvelle ! ”

Elle se tut un instant avant de continuer.

“ J’ai rencontré Hyuna’, c’est une amie de ma mère. ”

La

fatigue

commençait à se faire sentir. D’Orphée on passait à Morphée. Sorrow ferma les yeux. Il ne trouverait pas le Glacier aujourd’hui. C’était une certitude qui vivait là, sous ses paupières, tremblante de froid et proposant de faire demi-tour maintenant que la défaite était connue de tous les soldats mobilisés sur le front.

Le frison s’arrêta, pencha la tête pour retrouver ses esprits. Rose Madder était à ses côtés. Il laissa jaillir sa présence comme le tumulte étouffé d’une cascade près de laquelle l’on s’endort, faisant le plus merveilleux rêve possible sur un lit de mousse. Un songe dont les lambeaux éveillés ne sont que de pâles imitations de l’effervescence imaginaire déployée, perdue dans le gloussement de l’eau qui file, file, file.

Il rouvrit les yeux sur l’immensité immaculée. La cascade de cet endroit ne chuchotait jamais mais il l’entendait souvent susurrer à la fin de la nuit le contenu de certains de ses vieux rêves matérialisés, solides comme son eau. L’un d’entre eux s’appelait Hyuna’.

La cascade blanche et figée ne glissait jamais dans son inconscient le cauchemar de l’être blanc, de l’enfant qui n’était pas le sien.

Rose Madder avait aussi perdu pour cette raison.

Il n’avait pu engendrer cet enfant là.

Le froid émoussait les sens. Il était terriblement facile, alors que tous ses membres n’étaient plus qu’un mou coton, de ne rien ressentir en pensant à Kuro. C’était peut-être son affront le plus hideux de ne pouvoir même compatir.

Mais les prédateurs, même lorsqu’ils sont chassés à leur tour, n’apprennent pas à prendre en pitié les proies qu’ils ont dévoré par le passé. La gueule du fusil qui s’ouvre, une fois l'animal acculé, semble trop étroite pour l’engloutir. Panthère noire et panthère blanche, sang de même couleur et sang se mélangeant...

Qu’il aille aussi se perdre dans de véritables enfers, cet insupportable miasma qui n’avait jamais vu sa mère égorgée. Hyuna’ avait eu une raison légitime, qu’il avait longuement réfuté par peur de justifier son propre meurtre. Maintenant, il s’accrochait comme un chien enragé au fait qu’il n’avait rien commis qui ait justifié sa mort. Et que ceux qui se seraient réjouis de cette dernière le sache : si un jour la bête blanche lui tombait dessus, elle le faisait parce qu’elle n’avait pas supporté de grandir avec une mère aimante. Ridicule. Pathétique petit vermisseau, blanc comme un asticot grouillant, qui n’avait obtenu le pouvoir que grâce à l’aide d’une compagne plus expérimentée…

Gaspillage de son temps et de son oxygène que les dernières secondes qu’il avait passé avec lui dans son esprit.

Le nom de Hyuna’ le ramena à plus de douceur, tandis que le souvenir de sa première rencontre avec Rose Madder se fichait dans son cerveau. Elle avait dit avoir un lien de parenté avec Fifa.

Il la regarda. Elles ne se ressemblaient pas.

" Et qu’as-tu pensé d’elle ? " demanda-t-il, reprenant le pas. Il ne rebrousserait pas encore chemin.

Si Rose Madder était la fille d’une jument qui avait un lien de parenté avec Fifa, et que cette jument était l’amie de Hyuna’... Alors cette jument était l’amie de la meurtrière d’Ocëan Pearl. C’était original. Et immoral. L’immoralité des autres, lorsqu’elle ne vous touchait pas vous, pouvait devenir divertissante.

" Comment s’appelle ta mère ? "

Elle claqua des dents sans tout à fait savoir si elle craignait le froid ou clamait l’attention de Sorrow. Le frison était égaré dans les contrées lointaines de son esprit et elle ne doutait pas qu’il trouvait plus de chaleur là-bas qu’ici. Mais Rose Madder était là et elle avait froid. Elle ne voulait pas s’attarder tandis que le vieil étalon s’endormait sur ses lauriers.

“ Elle était très gentille, je lui ai appris à danser. ”

La jeune jument grise sautilla maladroitement aux côtés de son aîné dans l’espoir de se réchauffer et répondit à sa question.

“ Pearlescence. D’ailleurs ça me rappelle, vous connaissiez Fifa et sûrement mon arrière-grand-mère je suppose, Ocëan Pearl mais avez vous entendu parler d’Afraid Again ? C’est ma grand-mère. ”

Elle se mordit la lèvre pour ne pas déblatérer toutes ses réflexions fatiguées sur la jument pie qu’elle ne connaissait pas. Maddie aurait aimé savoir pourquoi on la comparait à elle, comprendre pourquoi il ne s’agissait pas d’un compliment et quelque chose lui disait que Sorrow saurait la mettre sur la piste même si elle demeurait méfiante.

Il était après tout à l’origine de la décision qui l’avait éloignée d’Aurore Opéra.

Le sourire niais du vieillard qui cherche chez sa descendance un peu de lui vint agoniser sur son visage. Il n'était pas difficile d'imaginer Hyuna' virevoltant au rythme de la musique qu'il avait conçu non loin de là, dans un lit dur mais confortable. Un lit qu'il avait partagé avec Hypocamp'.

Ses pensées furent cependant bien vite ramenées à la famille de Rose Madder. Son allure ralentit alors qu'il l'écoutait, avant qu'il ne s'arrête, plongé dans les réflexions que l'évocation d'un nom sorti du passé provoquaient en lui. Ses yeux se figèrent sur l'étendue blanche et glacée, si différente de celle, bourdonnante de vie, du Verger Tentateur, dont les vignes sont en été durement malmenées par un soleil presque orgueilleux. C'était là qu'il avait trouvé Afraid Again.

Pearlescence. Il ne put s'empêcher d'imaginer une sorte de version dénaturée et désossée d'Ocëan Pearl, plus petite, plus fade, une pâle imitation d'un être qui avait de toute façon déjà disparu, et dont le physique, s'il restait plus ou moins gravé dans sa mémoire, pouvait très bien avoir été métamorphosé par les années durant lesquelles il ne l'avait pas vue. Fifa avait été crème comme son père, ce Diégo furtif avec lequel il avait eu encore moins de relations. Quelles étaient celles de la nouvelle dominante des terres Orphelines avec Cyrius ? Il ne voulait pas y consacrer trop d'importance. Il serait bientôt loin de ce souci là, bien qu'il ignora dans quel entrelacement politique il devrait frayer son chemin. Les terres que l'on rejoignait facilement en quittant Horse-Wild n'étaient pas toujours hospitalières - il était un jour tombé au gré de ses escapades sur un groupe de chevaux qui avaient tous pour caractéristique commune d'avoir quitté l'île, emportés par la marée, et de ne pouvoir retrouver le chemin du retour, pourtant si instinctif chez lui. Il avait alors caché à cette bande le secret qu'il ne pouvait de toute façon révéler avec les mots, convaincu que si l'île refusait de se dévoiler à eux, c'était pour une bonne raison.

De si vieilles idées...

" Afraid Again a pouliné ? Tu m'en vois le premier surpris. " il s'interrompit avant de reprendre, les prémisses d'un rictus aux lèvres : " Peut être devrais tu demander à ta mère pourquoi certaines des juments de votre famille sont des perles, alors que d'autres sont affublées de noms si funestes… Comme le mien. "

Il s'ébroua, tentant de retrouver un peu de la chaleur contenue sous ses épais crins.

" Je l'ai rencontrée il y a bien longtemps de cela. Pie palomino... Elle était troublée, manifestement perturbée par ses relations familiales... Ocëan Pearl m'a dit qu'elle est morte dans une course éperdue, quoi que cela veuille dire. Elle m'avait aussi affirmé qu'il était difficile de la connaître au travers de ses mots... Ce que je suis fort prêt à croire. "

L'étalon renâcla avant de pousser un soupir. Le glacier se dressait non loin de là. Il pouvait discerner ses contours, mais aussi sentir qu'il ne l'atteindrait pas aujourd'hui.

" Rebroussons chemin. "

Il n'attendit pas que sa compagne donne son assentiment pour s'exécuter.

Rose Madder s’assombrit soudain. Les traits de son visages se tirèrent tandis qu’elle refermait les pétales fragiles de la fleur qu’elle prétendait être. Oui, pourquoi n’était-elle pas une perle et celle à qui on la comparait non plus ? Fifa avait le nacre d’une perle et sa fille portait en plus de son teint le réceptacle protecteur dont bénéficiaient les plus jeunes d’entre elles. Mais Maddie était une rose et elle craignait chaque jour de se faner et de laisser tomber ses pétales écarlates.

Afraid Again était probablement le vilain petit canard de la famille et Ocëan Pearl l’avait désignée comme la nouvelle pomme tombée trop loin de l’arbre pour lui être tout à fait rattachée.

La jeune jument grise retint un soupir, les lèvres pincées et fit volte-face. Sorrow avait raison, cela ne servait à rien de continuer. Il était porteur de mauvaises nouvelles et elle contempla longuement, du coin de l’œil, sa grande silhouette drapée de noir comme une faucheuse de mauvaise augure. Lui-même le reconnaissait et elle accepta le point final tel qu’il était. Elle n’avait plus rien à lui demander et sa quête lui semblait bien futile maintenant qu’elle y repensait.

Rosie le salua d’un hochement de tête aimable lorsqu’ils atteignirent la frontière et s’éloigna sans un mot de plus, troublée mais incapable d’y faire quoi que ce soit.

La solitude l'avait rarement dérangé. C'était presque seul qu'il avait grandi et s'était seul qu'il s'était presque rendu fou, seul qu'il avait toujours cheminé, même à la tête d'un troupeau, et seul qu'il était souvent, même en compagnie d'un autre. Il fallait omettre des exceptions qui s'appelaient Hyuna', Cyrius et Malagraph'... Oh, Malagraph', dont lui seul connaissait le nom...

Afraid Again aurait pu compter parmi eux, mais Afraid Again était morte.

Pas lui.

L'angélus avait sonné il y a de cela quelques minutes pour rappeler l'Annonciation.

Profitant de jambes encore assez fortes pour le porter, Sorrow glissa loin de la rose qui trouvait le moyen de survivre à l'hiver et laissa son trot s'étouffer contre la glace, inspirant profondément l'air piquant de la banquise.

Il se retourna une dernière fois pour défier du regard les pics glacés de cette forteresse qui se dérobait à lui, se promettant d'en faire une ultime conquête, tout comme Hypocamp' avait été véritablement la sienne. Ni Nazz'ariah ni Geisha ne porteraient le fruit de leurs ébats. Une aventure stérile dans une forêt vierge ne laisse pas le même souvenir que celle du pillard qui laisse des empreintes trempées dans le sang, des orphelins qui pleurent leurs veuves égorgées...

Oui. L'Annonciation. La naissance de l'élu.

Sorrow riva l'horizon d'un regard déterminé, força son corps plus encore. Il pouvait déjà imaginer le murmure de l'eau qu'il rejoindrait et qui le porterait vers l'ailleurs. Un dernier baptême. Une dernière naissance.

La dernière qu'il se soit permise.

FIN.