Blind Spot inspire, profondément. Une, deux, trois secondes. L’air qui emplit ses poumons est glacial, celui qui sort de ses naseaux n’est pas bien plus chaud, et il maudit le monde tout entier. Loin sont les étincelles qui lui brûlaient les poils de la croupe, la chaleur un peu étouffante des braises et le danger constant de brûlure n’importe où. Il a pratiquement fait demi-tour, le voilà dans un endroit où le froid règne en maître. Il peut entendre la neige craquer sous ses sabots à chaque pas, lui gelant les pieds en même temps.
Il n’est pas équipé pour une température pareille, n’a pas le poil chaud requis, tremble un peu plus chaque seconde, sans trop savoir comment il est arrivé ici. Il a continué, borné, dans l’espoir que le territoire inconnu et peu accueillant prenne fin à un moment ou un autre. Encore une fois, il regrette ses choix de vie. Il n’a pas de boussole en tête, aucune idée d’où il peut bien être, ne sachant pas s’il y a seulement une sortie ou s’il va finir mort congelé et transformé en statue de glace. Qui sait, il pourrait prendre la pose avant de se métamorphoser complètement.
Conscient qu’après tout ce temps, ce territoire n’a pas encore montré d’obstacle, il tente de se réchauffer en accélérant l’allure (et avec le vent qui lui souffle dans les oreilles, n’est-ce pas là une mauvaise idée?), et prend le trot pour avancer dans une direction qu’il a choisie il y a peu. Elle ne l’a pas trahi pour le moment, et même s’il ne sait pas si elle est bonne, il préfère autant avancer sans problème que de ne pas avancer du tout.
Le niveau de neige change, irrégulier, et il doit parfois forcer sur ses jambes pour parvenir à se frayer un chemin; mais au moins, il avance toujours. Il donnerait beaucoup pour un peu de chaleur, cependant.
Il continue de trotter et la neige devient de plus en plus basse, à un point qui en devient alarmant; tous ses sens (enfin, presque tous) sont soudainement en éveil: quelque chose cloche, et il repasse au pas en couchant les oreilles. La neige lui arrivait jusque là toujours au boulet, et voilà qu’elle lui arrive à la couronne. Peut-être que─
Il n’a pas le temps de finir sa réflexion, puisque le sol craque et s’effondre de façon soudaine sous l’antérieur sur lequel il s’appuyait. Il remerciera son instinct plus tard, qui le relève rapidement et le fait reculer en catastrophe. Quelque chose cloche effectivement: le sol à quelques pas n’est plus composé de neige mais de glace, qui est tombée sous ses sabots. Il n’est plus en simple terrain neigeux, il est…
- ...sur une banquise, finit-il à voix haute.
Aveugle, debout seul au milieu d’une banquise. La pensée le fige. Il est en terrain miné.
♪ ♫ Rosie était bornée et refusait de remettre les pieds sur les Terres Orphelines de si tôt. Elle savait qu'elle s'était monté la tête, s'en voulait d'avoir prêté des intentions à Pearlescence quand sa mère n'avait aucune ambition, pas même celle de mettre sa fille dans les bonnes grâces de Fifa, dominante d'un territoire. Les deux juments ne s'entendaient pas, la crème ignorait surtout sa nièce et cette dernière n'avait pas cherché à se faire apprécier, trop engoncée dans ses complexes. Et Ocëan Pearl l'avait tant couvée... La grande pouliche donna un coup rageur dans la neige et manqua de s'y effondrer. Son arrière grand-mère était décédée, la moitié de la famille dévastée, l'autre partie s'en contrefichait et elle... elle lui en voulait toujours de l'avoir comparée à une jument qu'elle ne connaîtrait jamais. Si la pie n'avait pas voulu la flatter, Maddie ne pouvait s'empêcher de se demander si elle n'aurait pas, justement, voulu ressembler à Afraid Again. Pearlescence ne pouvait pas la renseigner au sujet de sa propre mère, ne l'ayant jamais connue et la descendante de cette affreuse lignée regrettait bien des décisions ces derniers temps.
Elle ne trouvait même pas de roses dans toute cette poudreuse ! Rosie était incapable de les conjurer, frigorifiée et frustrée tandis qu'elle avançait sans se soucier de la direction qu'elle prenait. Aurore Opéra l'évitait encore et toujours, elle s'était lassée et boudait à son tour. Qu'à cela ne tienne, ils pouvaient être deux à pousser des longs soupirs ! Elle ronfla des naseaux, prit le galop et bondit tout entière dans la neige dans l'espoir de se changer les idées. Maddie en ressortit l'esprit clair, la robe fumante et les crins humides tandis qu'un tremblement la secouait. Elle claquait des dents et allait revenir sur ses pas pour retrouver un territoire aux températures plus clémentes quand elle l'aperçut. La jeune jument plissa les yeux et fit un pas hésitant dans la direction du cheval noir, intriguée. Etait-ce... ? Oui ! Il s'agissait bien de Blind Spot. Il était immobile au bord de la Banquise dont il ne voyait pas les reflets et la peur se saisit d'elle. Il n'avait rien à faire là, que ferait-il si... il fallait l'empêcher d'avancer.
“ Ne bouge plus ! ”
Elle s'élança, se rapprocha dans des foulées trop courtes pour la distance qui les séparait, pourquoi était-elle si longue ? Rose Madder s'arrêta à quelques pas de l'étalon et l'apostropha, scandalisée.
“ Qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'as pas mieux comme idée ? La Banquise Miroitante et puis quoi encore ? Ne me dis pas que tu allais... elle se tut avant de formuler sa pensée, horrifiée. ”
Blind Spot peut sentir les roues tourner dans sa tête. Il doit réfléchir, le plus calmement possible, à ce qu’il va faire. Le matériel qu’il a déjà est maigre. Il n’a aucune notion de son environnement, ne sait même pas quelle heure il est (puisque le froid atténue la chaleur qu’auraient pu procurer les rayons du soleil), est aussi aveugle qu’on puisse l’être ─ses yeux commencent d’ailleurs à sécher avec le vent, mais passons─ et se trouve au milieu d’une banquise. Dans sa précipitation, il n’a même pas retenu dans quelle direction la glace s’est cassée sous son sabot, et un simple pas peut le mettre en danger. Il est pour l’instant figé sur place dans un coin qu’il sait sûr, à chercher ce qu’il pourrait bien faire.
En plus, il gèle.
Une voix le tire de ses rêveries, et la tentation de faire le contraire de ce qu’on lui ordonne et de sursauter (soit, bouger) est extrêmement forte. Le cri vient fort probablement de quelqu’un qui peut le voir, cependant, et il préfère obéir. Il ne reconnaît pas tout à fait la voix, mais c’est une jument et ils en sont manifestement déjà au tutoiement, s’il en croit ce qu’il vient d’entendre. Il n’a pas rencontré énormément de demoiselles dans le temps qu’il a passé ici, et il n’y en a qu’une dont il se souvient qui aurait l’audace de lui jeter un ordre au lieu d’une recommandation.
- ...Rosie? demande-t-il, doucement, sans savoir si elle l’entend.
Elle arrive devant lui avec une vitesse qui provoque un whoosh quand elle s’arrête, devant avoir grandi pour lui faire autant de vent, et pourtant il ne frissonne pas à cause de l’air frais. A peine s’est-elle postée devant lui qu’elle ne perd pas de temps avant de le réprimander (et oui, aucun doute, c’est définitivement la version grand modèle de la pouliche qu’il avait rencontré). Il apprend tout de même que le territoire est une banquise (bien joué, lui), et elle sonne très déçue de le voir ici. Ne songeant apparemment pas au fait que, peut-être, il ne savait pas.
La fin de sa tirade fait le plus mal, puisqu’elle s’arrête en plein milieu de sa phrase avec une voix brisée. Ne me dis pas que tu allais…
- ...me jeter dans l’eau glacée? Quelle idée absurde, j’ai déjà survécu quatre longues années et je compte bien continuer comme ça.
Fronçant des sourcils imaginaires, il hésite une seconde avant de tendre l’encolure dans l’espoir d’offrir un toucher un peu rassurant, puisqu’il est bien vivant, sans succès.
- Quoi qu’il en soit, je ne pense pas mériter ce traitement. Je suis aveugle, au cas-où tu aurais oublié, dit-il avec une moue, et je cherche à sortir de cet endroit dans lequel je me suis perdu depuis un moment déjà. J’aurais continué à chercher si le sol ne s’était pas effondré sous mes sabots comme un traître.
Il lève la tête, tentant de se donner une contenance. Il reste un étalon. Adulte. Mature. Ce genre de choses. Il ne compte pas se laisser faire comme ça.
Le doute la rongea brièvement avant de flétrir tandis qu'elle réalisait sa bêtise. Rosie venait de surprendre l'étalon déjà probablement conscient du danger dans lequel il se trouvait. Blind Spot n'avait heureusement pas sursauté et la glace brisée qui s'étirait entre eux la fit frémir d'horreur. Elle venait de se mettre dans le même pétrin que lui et soupira lourdement, laissa choir sa tête ferma les yeux pour calmer son coeur paniqué.
La grande pouliche releva lentement la tête tandis qu'il lui répondait et sourit doucement, soulagée. Voilà qui faisait plaisir à entendre. Pendant un bref instant elle avait cru que la cécité avait usé le noir, qu'il s'était avancé sans craindre le danger car il voulait en finir... Rassurée, elle oublia cette terrible idée et battit des cils en le voyant tendre l'encolure. Le temps sembla se ralentir et pourtant elle ne le vit pas venir avant que ses naseaux n'effleurent les siens. Un frisson la parcourut et elle recula d'un pas, gênée.
La Banquise craqua sous ses sabots ce qui l'immobilisa brutalement. Entre eux, la faille s'était creusée et une fissure courait entre ses jambes de plus en plus claires.
“ Je... je suis désolée. elle-même ne savait pas exactement ce dont elle s'excusait. J'ai eu peur pour toi. ”
Elle redressa à son tour la tête, tout aussi fière que lui quand bien-même il ne pouvait pas la voir. Son regard parcourut les alentours et son angoisse revint la hanter.
“ Il faut qu'on s'éloigne d'ici. Recule, je... je suis sur la glace là. ”
Maddie s'en voulut d'avoir agi sans réfléchir et de s'être jetée devant Blind Spot. Lui avait au moins le mérite de ne pas s'être aventuré plus loin sur la Banquise, contrairement à elle. La glace tenait bon, pour le moment mais elle n'était pas prête à parier qu'elle tiendrait éternellement. La jeune jument inspira profondément et s'ordonna de garder son calme, ignora les rosaces qui se dessinaient sur la patinoire où elle s'était arrêtée.
Blind Spot frissonne sous le vent glacial qui vient toujours les déranger de façon aléatoire. Quel genre de territoire est-ce, et qui dans un état d’esprit sain viendrait volontairement passer du temps dans cet endroit? Probablement un cheval robuste, et pas un individu fin au sang chaud comme lui. Il est presque sûr que ce qui coule dans ses veines à cet instant précis ressemble plus à un milkshake qu’à du sang.
Il ne sait même pas à quoi ressemble Rosie, mais elle aussi doit trembler comme une feuille (du moins, il suppose), et qu’est-ce qu’elle fait là, d’ailleurs? Le pur-sang se demande s’il ne se pose pas trop de questions trop souvent. Il faudrait qu’il arrête et qu’il fasse attention à ce qu’il se passe en face et autour de lui.
Il entend un craquement venant d’en bas, et ses oreilles bougent dans l’espoir de trouver d’où il vient exactement. Juste sous lui? Il hésite à regarder vers le sol, à la fois puisque c’est inutile, mais également parce qu’il n’ose pas imaginer que le bruit vient de là. Il est de toute façon distrait par le ton stressé de sa compagne, qui s’excuse pour une raison qu’il ignore et avoue avoir eu peur pour lui. Cette pensée lui arrache un petit sourire qu’il ne parvient pas à cacher dans leur situation quelque peu précaire (il fait froid).
- Pas besoin de s’excuser, lui dit-il doucement. Et puis tout va bien, au final.
Le craquement s’avère bien plus grave que prévu. Il pensait bien être au bord de la banquise, et pourtant il se trouve qu’il est en plein dessus─ debout sur la fine glace, se demandant bien comment il a fait pour ne pas glisser. Et Rosie est en plein dessus avec lui, mettant deux poids différents sur la surface fragile. La jument, heureusement elle dotée de vision, le somme de reculer pour qu’ils puissent tous les deux s’éloigner et échapper au danger. L’information monte rapidement au cerveau de l’étalon, et il ne trouve pas de réponse constructive.
- Oh.
Prudemment, tentant à la fois de ne pas aller trop vite et de ne pas aller trop lentement, les oreilles couchées sous la panique imminente, Blind Spot obéit encore une fois et commence à reculer. Il reste le plus droit possible, grinçant des dents à chaque craquement audible de la glace. Il espère, sincèrement, plus que tout au monde en cet instant, qu’elle va réussir à le suivre et à échapper à la noyade dans l’eau glacée. Et si, à cause de lui, elle ne parvenait pas à arriver au bout de la glace? Si elle tombait, vraiment? Il ne pourrait pas l’aider, ne saurait pas où aller ou que faire, et très franchement préfère ne même pas imaginer ce qu’il se passerait. Aveugle, il a pourtant une vision d’horreur.
La panique réussit à monter et le prend à la gorge, et il fait les derniers pas de son échappée à une vitesse éclair qui n’est pas forcément une bonne idée. Mais il ne peut pas s’en empêcher à temps, et en l’espace de quelques secondes il touche un sol moins fragile et retrouve une couche de neige qui, surprenamment, lui avait manqué. La poudreuse engloutit une partie de ses jambes et offre un confort qu’il ne pensait pas retrouver. Le confort ne dure pas plus d’une demi-seconde, puisqu’il revient instantanément à sa peur pour Rosie, et il se tourne vers l’endroit d’où elle doit venir en priant silencieusement.
Rosie apercevait les flocons, qui, fermement agrippés à sa robe grise, formaient des fleurs pâles sur son corps frigorifié. Elle portait encore les traces de sa plongée enragée dans la poudreuse et se demanda ce qui lui était passé par la tête tandis que ses oreilles, dressées toutes droites au-dessus de son crâne, pivotaient parfois pour percevoir la moindre faiblesse dans la glace qui la supportait. Elle fut secouée d'un tremblement et surveilla attentivement la banquise sous ses pieds.
Le vent glacial fouettait inlassablement son corps grisonnant et soulevait sa crinière bien moins flamboyante que par le passé. Elle avait laissé des traînées sanglantes autour de son oeil gauche, qui dégoulinaient sur son encolure et gagnaient en pigment trop régulièrement pour qu'elle aspire à demeurer entièrement blanche une fois sa croissance achevée. Maddie aimait particulièrement les pétales qui s'envolaient sur sa croupe pommelée et en oubliait ainsi sa robe qui se révélait truitée en vieillissant.
Le sourire de Blind Spot la rassura un peu, quand bien-même il n'était pas le mieux placé pour jouer les figures rassurantes. Il était plus calme, plus vieux, plus stable qu'elle et la grande pouliche s'en remit à lui avec soulagement pendant de précieuses secondes. Elle reprendrait ses responsabilités plus tard. Ce plus tard intervint bien plus vite qu'elle ne l'aurait voulu et la jeune jument retint un soupir en surveillant l'avancée (reculée ?) de l'étalon noir.
Son échappée se précipita au dernier moment et si elle fut soulagée de le voir en sécurité, ce fut aussi sans surprise et avec une bonne dose de terreur qu'elle vit la glace se fendre un peu plus profondément entre eux. Un peu trop profondément à son goût, puisque la fissure creusa une faille définitive entre les deux équidés. Rose Madder se mordit la lèvre pour ne pas crier, ne voulant pas alerter son ami tandis que son embarcation glacée commençait à s'éloigner du rebord enneigé où se trouvait Blind Spot.
La glace était instable sous elle et Rosie tétanisée, incapable de sauter avant d'être trop éloignée pour ne pas tomber dans l'eau. Les tremblements qui la secouaient n'étaient plus tant dus au froid qu'à la frayeur et elle poussa un petit hennissement pitoyable pour rassurer Blind. Cela n'eut probablement pas l'effet escompté tandis que son îlot gelé dérivait un peu sur la gauche. Maddie déglutit difficilement et se demanda comment diable elle allait s'en sortir, se faisant distraitement la réflexion qu'elle avait peut-être (au moins) sauvé la vie de l'équidé aveugle heureusement en sécurité à présent.
“ Bon, c'était bien sympa mais je pense que tu peux retourner d'où tu viens maintenant, tu sais, les contrées plus chaudes et hospitalières au sud de l'île... tenta-t-elle misérablement pour ne pas l'alerter. ”
C'était probablement peine perdue, si elle se fiait à sa petite voix et la distance grandissante entre elle, Blind Spot et la Banquise Miroitante.
Le froid le prend aux tripes, lui tiraille les naseaux et lui attaque les yeux, les flocons lui tombent sur le dos comme de petites aiguilles sur sa peau un peu trop fine. Le pur-sang a réussi à reculer, s’infligeant en plus de la neige qui lui arrive au-dessus des sabots, et s’il met un seul pied dans la neige dans le futur, il se jure qu’il fera directement demi-tour. La banquise? Plus jamais.
Son problème actuel, cependant, c’est que sa compagne d’aventure, elle, n’a toujours pas montré signe de sûreté. Elle tente de le rassurer, vainement, mais ça ne marchera pas. L’étalon a peu de foi quand on en vient aux paroles. Il voue plus confiance aux gestes.
Ultimement, Blind Spot ne croit vraiment qu’en ce qu’il peut toucher. Il se repose essentiellement sur ce sens en particulier, celui qui, il l’est sûr, ne lui fera jamais défaut. On peut couvrir une odeur et lui boucher les oreilles, mais le toucher? Il est dur de le tromper dans ce domaine. Alors s’il veut être sûr que tout est rentré dans l’ordre, et qu’il peut s’en assurer par ce moyen, il a besoin d’un contact physique direct avec l’objet de ses inquiétudes. Et relativement rapidement, puisqu’il a beau avoir survécu sans vision, l’impuissance que sa cécité lui procure par moments est terrible. Comme un couteau dans le coeur, avec un peu de sel sur la lame.
Rosie n’a pas fait de bruit quelconque lui indiquant qu’elle a tenté de le rejoindre, et il ne l’a pas sentie le toucher; il ne peut donc qu’en déduire qu’elle est toujours sur la banquise, et le craquement qu’il entend après avoir touché le sol dur résonne dans ses oreilles comme un gong qu’on aurait planté directement dans son cerveau. Elle ose, dans un élan de bravoure instable, tenter de le faire partir, de le faire faire demi-tour pour la laisser ici, dans le froid et sans aucun doute en danger.
Il prend une seconde pour se sentir blessé, encore une fois. Ce n’est pas la première fois qu’on essaie de profiter de son handicap pour faussement le protéger, et jusqu’à présent il ne s’est pas laissé faire. Quel est donc le problème qu’ont les individus valides, pourquoi pensent-ils toujours faire une bonne action en lui épargnant une vision qu’il n’a de toute façon pas? Elle a tenté, il est vexé qu’elle le pense aussi naïf et qu’elle puisse croire qu’il n’a pas assez d’affection pour elle. Il est hors de question qu’il s’en aille vers d’autres horizons encore une fois invisibles sans savoir qu’elle va bien.
- Oh non non non, je ne partirais pas d’ici tant que je n’aurais pas la certitude que tu es en sûreté, dit-il avec une voix qui se brise. Rejoins moi.
Et si elle ne fait pas l’effort de se sauver elle-même, il ne lui restera plus qu’à se jeter dans l’eau pour aller donner un coup de fouet à son instinct de survie. Elle a plus d’intérêt à vivre que lui, de toute façon.
Son morceau de banquise privatisé s'éloignait de plus en plus de Blind Spot, partait à la dérive mais, tout compte fait, ne creusait pas tant la distance entre elle et la berge enneigée. Dans les yeux de Rosie naquit une lueur d'espoir qu'elle s'appliqua à attiser en respirant profondément. Il lui fallait se reprendre, ignorer sa peur pour sauter de l'autre côté pendant qu'il était encore temps.
Son acolyte brun (et maintenant qu'elle avait les yeux rivés sur lui pour mesurer la distance entre eux, elle réalisait qu'il n'était pas vraiment noir) ne la croyait pas. Elle puisa dans cette conviction avérée pour se ressaisir. Il allait rester campé là, sans bouger, jusqu'à ce qu'elle se sorte du pétrin alors pourquoi les faire attendre ? Il faisait froid, pour ne pas dire qu'elle était frigorifiée et pour une fois, Maddie avait presque envie de retourner sur les Terres Orphelines.
Il fallait dire que la Banquise Miroitante ne lui laissait pour le moment pas un bon souvenir et la triste révélation qu'elle n'avait pas le physique pour affronter les basses températures. L'hiver dernier, Rosie l'avait passé aux côtés de son frère et ses parents, à eux quatre ils n'avaient pas eu froid mais maintenant qu'elle et Aurore Opéra avaient pris leur indépendance... Elle appréhendait déjà l'hiver à venir et se devinait nerveuse dans le seul but de se réchauffer. Elle n'en était cependant pas encore là.
L'injonction de Blind Spot finit par la sortir de sa torpeur. Maddie s'arracha à sa frayeur et son immobilité pour se jeter de l'autre côté de l'eau glacée. Ses antérieurs s'ancrèrent profondément dans la poudreuse et elle glissa lentement en arrière. Ses postérieurs s'enfoncèrent brièvement dans l'eau gelée avant que, dans un dernier effort, elle se tire sur la berge jusqu'à se traîner dans la neige, le souffle court.
“ C'est bon, je suis revenue de ton côté, lança-t-elle faiblement à Blind Spot. ”
Elle lui faisait confiance pour se rapprocher de lui-même en écoutant le son de sa voix. Pendant ce temps là Rosie rassembla péniblement ses membres sous elle et se releva difficilement, tremblante. Cette fois, l'adrénaline ne lui ferait pas oublier le froid et elle ne se réchaufferait pas de si tôt. Les flocons qui l'effleuraient parfois ne provoquaient plus le moindre frisson, elle ne les sentait pas et ses tremblements les écartaient avant même qu'ils ne puissent s'accrocher à elle.
“ J'ai froid, confia-t-elle entre deux claquements de dents. ”
Plongé dans sa vexation et songeant simplement au fait qu’il ne compte pas bouger, Blind Spot parvient à se calmer un peu, même lorsqu’il parle. Sa dernière pensée lui paraît un peu extrême, cependant, et il se disputerait bien lui-même pour n’y avoir ne serait-ce que pensé. Se jeter dans l’eau n’aurait aidé absolument personne et n’aurait absolument rien arrangé à sa situation déjà précaire. Il avait dit quelques minutes avant qu’il ne comptait pas en finir après quatre années à survivre sans sa vision, alors pourquoi changer d’avis maintenant? Stupide. Inconscient. Il avait encore beaucoup de maturité à attraper, au final.
Ses oreilles sont en alerte et il semblerait que sa réponse marche; il entend des bruits de sabot sur la glace et puis une petite pause avant de sursauter lorsqu’il capte le bruit de l’eau. Elle n’est tout de même pas tombée, si? Le bruit est bien léger, mais qui sait comment marche l’eau glacée, et il se serait flagellé intérieurement si elle ne l’avait pas rassuré dans la seconde qui suit. Elle est de son côté, vivante, pas en train de se noyer, et il peut clairement entendre sa voix qu’il ne perd pas de temps avant de rejoindre. Dieux soient loués.
Décollant ses sabots de la poudreuse, il avance le plus calmement possible jusqu’à elle, faisant attention à ne pas aller trop loin en se concentrant sur la respiration profonde de la jument. Au moins, elle est saine et sauve.
Il a beau se reposer essentiellement sur le contact physique, le pur-sang n’ose pas la toucher ─ou du moins, vainement tenter de la toucher─, de peur de la faire fuir ou d’instaurer une ambiance bien trop gênante. Il reste donc à une distance raisonnable mais assez proche pour être sûr qu’elle est bien sur le même sol que lui, laissant son corps se détendre un peu sous la baisse de pression. Ils ont froid, mais au moins ils sont saufs. Rosie fait d’ailleurs savoir qu’elle gèle lentement, et il s’en doutait bien mais n’a évidemment aucune idée de comment arranger ça. Il fait mine de regarder autour de lui. (non, il n'utilise pas l'humour comme distraction, où avez-vous eu cette idée?)
- Je ne vois malheureusement pas d’abri proche.
Il leur reste bien une solution, qui peut être inefficace étant donné qu’il est également frigorifié, mais peut aussi leur sauver la peau. Il n’est pas sûr de savoir si c’est une bonne idée, ou même si elle va accepter, mais ils ont besoin de toutes les idée possibles et ça ne lui coûtera rien de proposer. Il se racle la gorge.
- J’aurais bien proposé la chaleur corporelle, mais, hum… Il déglutit. C’est toi qui vois.
La réplique de Blind Spot tomba, aussi légère que les flocons qui s'accrochaient à leurs crinières et Rosie en rit. Elle éclata de rire et laissa l'hilarité secouer ses épaules et la faire trembler, la réchauffer un tant soit peu même. Bien sûr qu'il ne voyait rien. La triste vérité était qu'elle-même ne voyait pas grand chose, à peine plus haute que la poudreuse. Elle avait tassé les congères en sautant sur la berge et donna un coup de pied hésitant à la neige qui l'entourait dans l'espoir de creuser un tunnel, un igloo peut-être. C'était, à ses yeux, le seul abri qu'ils trouveraient.
L'étalon brun était près d'elle sans tout à fait oser la toucher et elle se sentit rougir en repensant à leur dernier contact. Au moins ne claquait-elle plus des dents après toutes ces émotions, se dit-elle pour se distraire. Blind Spot n'en menait cependant pas beaucoup plus large qu'elle et Maddie décida qu'ils n'allaient définitivement pas finir comme des glaçons. Elle se retourna donc promptement pour ruer dans les congères, qui explosèrent en des dizaines de projectiles humides dont l'un d'eux atterrit sur sa tête. Elle sursauta à la sensation glacée et se tourna vers son compagnon, sincèrement désolée.
“ Pardon ! J'essaye de faire un abri vu que je n'en vois pas non plus ! elle hésita et se mordit la lèvre. Tu crois que c'est une bonne idée ? ”
Elle-même n'en était plus tout à fait certaine et piaffa pour continuer à faire circuler le sang qui la réchauffait difficilement. Elle n'était pas taillée pour ça et Blind Spot non plus... Rose Madder soupira profondément.
“ Soit on espère qu'un endroit étroit pourra conserver la chaleur soit on essaye de partir d'ici avant d'être congelés, comme tu préfères. Je te laisse la responsabilité de choisir mais cette fois je ne m'en vais pas sans toi. ”
Il faudrait bien qu'ils quittent la Banquise à un moment donné cependant et Rosie le savait très bien. Mais elle était fatiguée... un peu de repos ne pouvait pas faire de mal, si ?
Sa remarque arrache un rire à Rosie, long et sincère, que Blind Spot est bien heureux d’entendre après ce rush d’émotions qu’ils viennent d’avoir. Ce n’était certes qu’une distraction, mais elle aura au moins marché pendant quelques secondes de calme retrouvé. Ils sont toujous coincés dans la neige, cependant, sans idée d’où ni comment ils vont bien pouvoir en sortir. Et privé de vision, le pur-sang se voit malheureusement obligé de reposer, bien malgré lui, tous leurs espoirs sur la jument.
Il entend un bruit suivi instantanément d’une pluie de neige sur la tête qui le fait sursauter, mais n’a pas le temps de se demander ce qu’elle peut bien être en train de faire; elle lui explique directement. Le fait qu’elle ne puisse pas voir d’abri elle non plus n’est pas très rassurant, pour tout avouer, et il ne sait pas quoi penser de son idée. Et pourtant, le voilà bien obligé de lui donner une réponse, qui se transforme en plein de questions.
- Je n’ai aucune connaissance en termes d’abri dans la neige. Est-ce que ça nous réchaufferait assez? Est-ce que tu sais construire un igloo? Est-ce qu’on arriverait à rentrer dedans?
Il couche les oreilles. Tout cela lui donne bien trop à réfléchir, et il se maudit de plus en plus chaque seconde. Pourquoi n’a-t-il pas fait demi-tour dès qu’il a senti la neige? Il aurait pu être moins idiot, mais non, il a fallu qu’il s’aventure en terrain plus qu’inconnu. Il sait très bien pourquoi il a continué, en vérité, mais refuse de s’avouer qu’il voulait simplement laisser sortir un peu de courage. Qui ne lui a pas servi à grand-chose quand il s’est retrouvé coincé au milieu d’une banquise. Il aurait pu rester là pendant des lustres sans l’apparition de Rosie. Ce n’est pas la première fois qu’il fait l’idiot, ni la dernière, mais ça ne l’empêche pas de soupirer intérieurement.
Il plie chacune de ses jambes pour ne pas se retrouver figé et secoue l’encolure pendant qu’il entend Rose se réchauffer difficilement elle aussi. Sans savoir à quoi elle ressemble, il se doute pourtant qu’elle n’a pas une consistance bien plus adaptée au froid que la sienne. Elle marque des points, cependant, et le fait réfléchir encore plus. Partir en courant? Se reposer en plein milieu de la neige, à deux pas d’un lac gelé? Le choix est difficile.
- D’un côté j’aurais bien envie de partir au plus vite, mais de l’autre je me demande si nous avons assez d’énergie pour faire le trajet. La réponse risque d’être négative.
S’il n’oserait pas l’avouer, il est déjà un peu réchauffé par la perspective de ne pas se faire abandonner, cette fois. Elle aurait bien des occasions de partir sans perdre de temps, d’aller vite, qui plus est (alors que lui ne peut pas accélérer à moins d’être sûr de ce qu’il a devant lui). Il sait être un peu trop similaire à un fardeau lorsqu’il est question d’exploration, et être coincés dans la neige? C’aurait probablement été le point final pour beaucoup d’autres.
Pas cette fois, apparemment. Son sourire est un peu faible, mais présent.
♪ ♫ Blind Spot lui posait des questions bien trop techniques pour son esprit volatile et Rosie se laissa brièvement distraire, devinant dans les congères des roses de givre dont elle peina à s'arracher en tirant une conclusion simple des questions du brun. Il faudrait marcher et espérer se réchauffer en se faisant sinon ils finiraient congelés.
Son acolyte ne semblait pas plus réjoui qu'elle et elle tendait l'encolure pour lui tordre gentiment une oreille quand elle réalisa qu'il était plus grand qu'elle. Maddie n'atteindrait jamais son oreille. Elle souffla fortement et se contenta de lui tirer la crinière.
“ Tu crois que je m'y connais mieux que toi ? articula-t-elle difficilement. ”
Avec une poignée de crins dans la bouche, ce n'était pas évident. Il en était arrivé aux mêmes conclusions qu'elle cependant et elle cracha les longs filaments bruns (pleins de bave) pour apporter sa propre réflexion, très constructive.
“ Hmmmmm... ”
Son regard se leva vers le ciel aussi immaculé que ce qui les entourait. Rose Madder n'était pas certaine d'avoir un bon sens de l'orientation mais elle ferait avec, décida-t-elle en se tournant vers ce qu'elle espérait etre le sud.
“ Bon, on y va. Paré ? Viens par là qu'on ne se perde pas. ”
La grande pouliche attendit qu'il soit près d'elle pour commencer à marcher, restant constamment contre lui. Ce n'était pas évident car il était plus grand et elle manqua plusieurs fois de se prendre les jambes dans les siennes mais elle parvint finalement à trouver un rythme qui ne les déséquilibrait pas constamment.
Elle remarqua bientôt des traces, pas tout à fait fraîches car la neige les recouvrait déjà et les suivit courageusement en informant Blind Spot de ce qu'elle voyait. Rosie espérait encore apercevoir une grotte ou la frontière avec les territoires moins glacés de l'île malgré son corps qui s'engourdissait peu à peu.
“ J'ai trouvé un passage plus ou moins récent, suivons le. ”
De temps à autre elle lui lançait un regard à la dérobée. Ses yeux bleus étaient aussi purs que la neige qui les entourait et sa robe brune se détachait dans le paysage qui engloutissait trop facilement la sienne. La silhouette frêle et grisonnante de Maddie fut secouée de tremblements et elle serra résolument les dents en priant pour voir l'ombre d'un abri ou de la sortie.
“ Quoi de neuf depuis la dernière fois, sinon ? demanda-t-elle pour tromper le froid et l'ennui. ”
Rosie attrape ses crins pour une raison qu’il ignore, et il se refuse à bouger pour cette raison seule. Il tourne une oreille vers elle, confus et intrigué alors qu’elle laisse échapper sa propre hésitation. Elle n’a pas plus de réponses à ses questions qu’il n’en a lui-même, et ils sont donc coincés dans leur situation bien mauvaise. Blind Spot ne bronche pas quand elle lui tire la crinière, il faut bien qu’elle sorte sa frustration sur quelque chose; et si ce quelque chose doit être ses crins, eh bien qu’il en soit ainsi. (il est peut-être trop gentil, parfois.)
Il se réveille lorsqu’elle lâche sa crinière et finit par décider qu’ils doivent tous deux partir d’ici. L’abri de neige ne s’annonçait pas comme un plan incroyable, et il est au final bien content de se réchauffer en marchant à la place. Plus obéissant que jamais, mort certaine dans le cas contraire oblige, il hoche la tête et fait quelques pas vers elle lorsqu’elle l’appelle. Il lui emboîte le pas, surpris lorsqu’elle décide que la chaleur corporelle peut être utile et reste contre lui.
Le pur-sang reste patient, marchant prudemment puisqu’ils sont assez proches pour se faire trébucher l’un l’autre (et même si ce n’est pas du tout pratique, il s’en fiche un peu). La jument le tire de ses rêveries en lui annonçant qu’elle a trouvé une direction concrète, et il manque de soupirer de soulagement: rien n’est encore gagné, ils n’ont pas atteint la fin et il doit rester vigilant tout le reste du chemin.
- Je te fais confiance.
Il a à peine le temps de la sentir frissonner à ses côtés avant qu’elle ne décide d’engager une conversation pour briser le silence assourdissant de la banquise, auparavant cassé seulement par le bruit de leurs sabots dans la neige. La question est banale mais efficace. Quoi de neuf? Il a bien une histoire à raconter.
- Oh. Eh bien figure-toi que je me suis récemment retrouvé perdu non pas dans la neige, mais aux Braises Éternelles, avant qu’une âme charitable ne vienne me sauver. Quant à la question lequel est le pire, il faudra revenir me voir demain parce que je n’ai pas encore décidé. Pour l’instant, ils sont à égalité.
Il continue de marcher, faisant attention à ne pas glisser.
- Et toi? Tu avais fini par y arriver, à ton volcan?
Les paroles de Blind Spot lui donnèrent des ailes. C’était un peu bête pour être honnête mais Rosie ne se lassait pas de la confiance aveugle (haha) qu’il plaçait en elle. Pour une rare fois, on ne la jugeait pas au premier regard. Elle ne se leurrait pas bien entendu, ce n’était pas seulement parce qu’il ne la voyait pas qu’il ne l’avait pas rangée dans une case. L’étalon brun était quelqu’un de fondamentalement bon, entier et sincère, cela se voyait. Et elle appréciait chaque rencontre avec lui car elle pouvait profiter de l’absence de jugement que lui conférait sa cécité pour être, enfin, elle-même. Pas encore tout à fait, car la grande pouliche était engoncée dans le rôle d’écervelée qu’elle jouait au quotidien mais déjà, elle osait s’affirmer sans craindre d’être dénigrée.
Même Aurore Opéra, qu’elle n’avait de toute façon plus vu depuis longtemps, ne la mettait pas aussi à l’aise. Quoi qu’elle fasse, elle resterait toujours sa petite sœur. Et c’était agréable, il ne fallait pas s’y tromper. Elle en profitait sans retenue. Mais justement, en tant que petite sœur il lui incombait de le rester (ce dont elle ne se plaignait pas nécessairement) et sortir de cette zone de confort parfois pesante avait aussi du bon. Pleine de contradiction, Maddie en avait oublié d’avoir froid et ne voyait plus le temps passer aussi manqua-t-elle presque les paroles de l’étalon à ses côtés. Elle revint à elle dans un léger sursaut et redressa les oreilles en l’observant du coin de l’œil, intéressée.
“ Je n’y suis jamais allée donc je ne peux pas t’aider mais quand je les aurais visitées je te dirai ce que j’en pense ! ”
Elle considéra ensuite sa question, un peu vexée et gonfla le poitrail en s’apprêtant à sortir un mensonge plus gros que le Glacier dont elle ne connaissait pas l’existence… avant de se raviser.
“ Pas encore, admit-elle tristement. Mais j’y arriverai ! ”
Etait-ce une impression ou… faisait-il soudain moins froid ? Les oreilles pointées en avant, un sourire plein d’espoir aux lèvres, Rose Madder fixa l’horizon à la recherche de la bonne nouvelle. Et ce qu’elle attendait se dessinait en effet lentement au loin. La neige s’affaissait, de plus en plus fine et laissait place à un terrain sec où quelques cailloux se battaient en duel. Elle bondit en avant, poussa un cri de joie et réalisa que Blind Spot ne voyait pas ce qui la réjouissait. Retombant à sa hauteur elle explicita la raison de sa réaction énergique.
“ On tient le bon bout, la frontière est en vue ! ”
Blind Spot ne s’attendait pas à ce que sa remarque sur le pire territoire du moment lui offre une réponse pareille. Rosie compte lui donner son propre avis une fois qu’elle les aura visitées. Et si la perspective de la revoir lui fait hautement plaisir, il est moins attiré par l’idée de la savoir dans ce qu’il a bien considéré comme l’enfer sur terre.
Il hésite à faire une remarque, ne voulant pas que dans son inquiétude, elle puisse croire qu’il ne la pense pas capable de se débrouiller seule. Il espère tout de même qu’après tout cela, elle sait qu’il ne la considère absolument pas incapable de quoi que ce soit, mais qui sait… Il décide tout de même de prendre le risque, toujours intrigué par le fait que quiconque veuille y mettre les pieds volontairement. Quoi que Fifa et sa fille… Non, vraiment, même avec cette preuve, il ne comprend pas.
- Oh… murmure-t-il, troublé. Loin de moi l’idée de t’en décourager, mais est-ce que tu es sûre de vouloir t’y aventurer? C’est plutôt hostile et franchement désagréable.
Evidemment, comme son esprit finit pas lui rappeler, Rosie n’est pas aveugle; elle est en possession d’une vision parfaite qui lui permettra sans problèmes de se repérer dans les cendres et d’éviter les braises ou les étincelles. Elle n’a pas besoin de guide ou même de se faire prévenir du danger, puisqu’il n’y en a presque pas. Elle peut même traverser la forêt calcinée au galop, si elle le souhaite. Et si Blind Spot est heureux qu’elle et beaucoup d’autres puissent le faire, il commence tout de même à en être un peu jaloux.
Parfois, le pur-sang veut tout de même galoper loin et vite. Sachant qu’il ne peut pas.
Il reporte son attention sur leur conversation, et apprend avec un certain choc que même après l’avoir abandonné, elle n’a pas réussi à prouver à son frère qu’elle était capable d’atteindre ce fameux volcan. Elle a cependant l’air de toujours avoir cet objectif en tête, et il n’a pas changé d’avis depuis la dernière fois: le bougre va devoir ravaler ses paroles un jour ou l’autre… Même s’il ne l’a jamais rencontré et ne sait donc pas si Aurore Opéra mérite vraiment de se faire remettre à sa place─ et il préfère ne pas aborder la question, au cas-où la famille est un sujet sensible.
- Si ça vaut quelque chose, je crois toujours en toi.
Il sent la température baisser, l’espoir remontant à l’opposé. Ils marchent toujours, jusqu’à ce que le bai s’arrête net lorsque sa compagne d’aventure se détache de façon brusque de son côté avec un cri dont il a du mal à cerner la raison. Il ne peut pas la voir et n’a donc aucune idée de ce qu’il peut bien se passer; les bruits sont moindres, il peut l’entendre bouger dans la neige qui n’est plus bien haute… Mais ça s’arrête là. Les oreilles en avant, il attend patiemment une explication qui finit heureusement par venir. Ils ne vont pas mourir de froid, elle a réussi à les mener vers la fin de la banquise.
Rosie frémissait et ce n'était pas de froid. Rien que l'idée d'explorer un territoire hostile, même désagréable, éveillait son instinct d'aventurière. Peut-être irait-elle avec Aurore Opéra... elle se mordit la lèvre et baissa la tête. Non, pas avec son Oppa...
Elle chassa les sombres pensées de sa tête, tâcha d'oublier son frère qui boudait pour envisager la visite avec Naëlle ou Hallelujah. Mais les deux pouliches présentaient moins d'attrait que son frère maintenant qu'elle y avait pensé.
Quoi que, ce serait drôle de voir Hallelujah se mettre dans de beaux draps là-bas. Mais avec Naëlle, elles pourraient sûrement percer le secret de ce territoire... Quel choix difficile. Bah, qu'à cela ne tienne, premier arrivé premier servi !
Maddie n'attendrait pas qu'on l'accompagne, elle irait et verrait bien qui elle rencontrerait là-bas, sauf si elle rencontrait son compagnon pour cette aventure avant d'arriver. Ce ne serait pas Blind Spot en tout cas.
La grande pouliche sourit à ses paroles d'encouragement et le remercia d'une douce voix, les yeux rivés sur le lointain. Déjà, l'exploration l'appelait. Une fois en sécurité, elle ne s'attarderait pas. Rose Madder avait beaucoup de choses à penser.
La neige reculait et laissait dans son sillage des pétales oubliés. Leur rouge était encore terne comme sa crinière, de plus en plus pâle tandis que des rosiers se dessinaient dans ses prunelles ourlées de noir. Elle sourit.
“ Nous voilà sortis d'ici ! s'exclama-t-elle en posant le pied sur une terre sèche. J'étais contente de te voir Blind, ne fait plus de bêtises de ce genre sans moi d'accord ? A la prochaine fois ! ”
Elle frotta affectueusement sa joue contre son épaule. Cette fois elle ne le planterait pas là et attendrait sa réponse avant de détaler. Lui donnant un petit coup de tête quand il la salua enfin, elle s'élança finalement vers le lointain.
Sujet: Re: Silver horizon | Rosie Mer 3 Oct 2018 - 23:45
Il sent le sol se dégager sous ses sabots, le bruit de craquement de la neige se transformant en doux son pareil au mouvement de la soie avant de ne devenir qu’un claquement sourd sur un sol dur et régulier. La banquise est déjà loin et avec elle son envie de voir de la neige, mais Blind Spot a d’autres choses à penser que son changement d’environnement. Ils sont de retour dans le monde des vivants, sans geler, et il va être temps pour sa compagne d’aventure de se séparer de lui. Il espère seulement qu’elle ne l’abandonnera pas comme elle l’a fait la dernière fois─ et il en doute, mais au fond de lui sait que cela reste une éventualité.
Malgré tout, il n’a pas particulièrement envie de se retrouver seul de nouveau.
Mais Rosie est une jument adulte avec sa propre vie, et elle ne peut pas indéfiniment jouer au guide d’aveugle; elle a des aventures à vivre et des relations à approfondir, un frère à retrouver et peut-être une famille à rejoindre. Le pur-sang ne compte pas s’apitoyer sur son sort, ne cherche pas à penser au fait que cette liste toute entière est absente de sa propre vie, mais il sait qu’il va devoir la laisser partir (et dans tous les cas, elle partira qu’il le veuille ou non).
Ses réflexions sont prouvées juste. Avec un mot lui étant adressé et lui demandant de ne plus jamais faire ça… sans elle? Rosie finit par lui dire au revoir, et non pas adieu. Il sourit, lui aussi heureux de l’avoir “vue”. Elle frotte sa tête contre son épaule, un geste plein d’une affection qu’il n’a pas eu depuis des lustres et à laquelle il ne s’attendait pas─ s’il pouvait rougir, il le ferait. Elle n’a en tout cas pas réitéré ses actions. Cette fois, elle l’attend. Ne voulant pas la retarder plus longtemps, il tourne doucement la tête vers elle.
- A une prochaine fois, Rosie.
Il l’écoute s’en aller, rapide et légère, la sent disparaître petit à petit, l’imagine galoper vers l’horizon pour ne plus apparaître dans son champ de vision. Il ne voit cependant que du noir, et pousse un léger soupir avant de prendre le chemin opposé à celui de la jument.
