L'ombre de ses actions passées

Le cri, effroyable, lui dressa les crins sur la tête et Ocëan Pearl la secoua pour remettre son toupet en place. Elle avait peu fréquenté la Montagne Sacrée malgré les années passées sur Horse-Wild et si elle s'y rendait ce jour là c'était simplement parce qu'elle avait évoqué l'endroit avec Harmonie. Encore une fois, elle se fatiguait à gravir une montagne trop haute pour elle et fut forcée de s'arrêter sur un plateau peu élevé, essoufflée. Son corps pie était couvert de sueur et s'il faisait plus frais en hauteur, la chaleur de l'été ne la laissait pas insensible.

De nouveau, un cri retentit. Elle avait d'abord cru aux voix qu'on prêtait au mont, encore trop éloignée pour bien les entendre. A présent, elle reconnaissait sans mal les huées des vautours et s'inquiétait de ce qu'elle trouverait dans son ascension. Quelqu'un était-il tombé ? Ou bien serait-ce elle, dont ils allaient se repaître ? La vieille jument frissonna d'horreur et se répéta ce qui était devenu son mantra : elle n'avait pas dit son dernier mot. Courageusement, elle reprit la route et plaça courageusement un sabot devant l'autre tandis qu'elle empruntait la voie la plus large vers le sommet. Inutile de prendre des risques quand il y en avait déjà trop.

On disait que Hyuna' était revenue sur l'île. Si l'épée de Damoclès qui pesait au-dessus de sa tête était toujours là, Ocëan Pearl ne pouvait que soupçonner qu'elle la poursuivait toujours et craindre pour sa vie. Elle n'avait pas entendu parler de la fille de vieille ennemie pendant si longtemps... mais maintenant qu'elle se montrait, la noire aussi. L'ombre de ses actions passées la poursuivait et les pires rumeurs couraient à leur sujet, elle y lisait déjà la nouvelle de sa mort tant la petite était, assurément, révoltée.  Elle aussi, l'était. On la traitait de traînée et l'accusait de vendre fille qu'elle n'avait pas et petite fille à la divinité qu'elle avait si longtemps représentée !

« Incroyable, marmonna Pearl en mettant un coup de sabot dans un caillou. »

Réservé:

C'était la seconde fois que Naëlle foulait le sol de la Montagne sacrée, la dernière fois qu'elle l'avait fait, il y a maintenant plusieurs mois de cela, elle avait été interrompue dans son ascension par le postérieur d'une jument blanche nommée Fifa. Jument sympathique bien qu'envahissante et trop maternelle au goût de la pouliche. Mais depuis Naëlle était devenue plus sociable, rencontrer des gens lui permettaient de se divertir alors elle commençait à de plus en plus apprécier leurs compagnies. Elle pensa notamment à Rose Madder ou encore à Silenc' El Liberta avec lesquels elle avait aimé passé du temps récemment. Mais si elle était de retour sur les chemins escarpés de la montagne aujourd'hui ce n'était pas pour rencontrer du beau monde, il y avait des endroits plus adaptés pour cela. Elle était revenue pour mettre à l'épreuve les souvenirs qu'elle avait gardé de son précédent passage. Elle devait connaitre les Terres Secrètes sur le bout des doigts, le dominant de ces dernières allait bientôt être nommé et elle espérait de tout son petit être que Collapsing serait l'heureux élu, elle deviendrait alors son héritière et future dominante. Elle se devrait alors de connaître chaque recoin des Terres Secrètes, qui lui appartiendront et sur lesquelles elle devra veiller.

La pouliche arpentait les chemins escarpés en restant toujours éloignée du bord des falaises, même si elle avait gagné en assurance et que son pied était plus sur, elle ne voulait pas tenter le diable, les pierres ici ne sont pas des plus solides et la confiance peut très vite se transformer en imprudence. De temps à autre, elle s'arrêtait, regardait autour d'elle, essayait de trouver un point de repère, de trouver un rocher avec une forme particulière par exemple, qui lui permettait de savoir où elle se trouvait, puis elle reprenait sa marche. La brume blanche et épaisse ne lui facilitait pas la tâche, elle ne parvenait pas à voir ce qu'il se passait à quelques mètres à peine. Pour autant cela ne la dérangeait pas trop, cette brume là au moins n'abritait pas d'affreuses silhouettes mystérieuses et n'était pas potentiellement hallucinogène ou toxique.

Soudain, un caillou sortit de la brume et roula en rebondissant sur le sol et finit sa course en s'arrêta presque entre les deux sabots antérieurs de la pouliche pie. Elle s'arrêta net et attendit quelques secondes, les muscles contractés elle était prête à réagir au cas où quelque chose lui sautait dessus. Mais rien ne se produisit. Peut-être que le caillou s'était simplement décrocher d'un des pics de la montagne, elle fit quelques pas toujours dans la même direction en restant tout de même sur ces gardes et se retrouva rapidement face à une vieille jument pie, qu'elle avait remarqué tardivement à cause de sa robe composé de blanc. Pourquoi les chevaux qu'elle croise en ces lieux ne sont pas noirs? Naëlle détailla la jument qu'elle avait face à elle et ce qui était certain, c'est qu'elle avait des kilomètres au compteur.

Pourquoi vouloir emmener cette jument à la Plaine? Tout simplement car en partant d'ici, le chemin le plus court pour parvenir jusqu'au cimetière passait par cette plaine. Mais Naëlle sait qu'il faut respecter les anciens alors elle essaye de faire dans la subtilité, de n'être pas trop arrogante. En plus cela pouvait passer pour un gentil geste, amené une personne âgée dans un lieu plus serein et plus adapté à sa condition, un peu comme si elle l'aidait à traverser une route.

La brume obscurcissait le paysage sans inquiéter Ocëan Pearl : sa vue s'était dégradée et ses yeux délavés ne cherchaient même plus à explorer les environs. Ses flancs effleuraient ceux de la Montagne et elle se fiait aux sons de ses pas sur la roche pour se guider plus qu'aux ombres qui se dessinaient devant ses yeux.

Elle fut bien obligée de prêter attention à celle qui se dressa bientôt devant elle. Elle n'était pas bien grande et se mêlait au paysage avec la même aisance qu'elle, sa robe pie l'y aidant. Pearl la détailla intensément pour ajuster sa vue vieillissante et lui donna un an et demi, tout au plus, avant de sourire à la proposition de la pouliche. C'était bien aimable à elle bien qu'un peu étrange et elle lui répondit avec un air sympathique.

« Je connais le chemin, merci bien. »

La vieille jument lui offrit un sourire et espéra que sa voix ne sonnait pas chevrotante. Avec l'âge, il fallait s'attendre à tout. Elle qui avait pourtant remarqué les vautours sursauta quand l'un d'eux cria une nouvelle fois. Plaquée contre la paroi, elle se félicita de son choix, si elle avait été plus proche du bord son sursaut l'aurait jetée dans le vide.

Ocëan revint à elle et lança un regard intriguée à la petite pie, se demandant ce qu'un être si jeune faisait ici, seule qui plus est. La Montagne Sacrée n'était pas l'endroit le plus accueillant de l'île mais si elle en croyait l'allure assurée de l'inconnue ce n'était pas la première fois qu'elle venait ici. Elle avait le pied bien trop sûr pour une première visite.  

« Ce n'est pas là-bas que je vais et toi non plus je pense alors ne perdons pas de temps pour un détour inutile. énonça-t-elle poliment. Je m'appelle Ocëan Pearl, et toi ? »

La vieille jument avait l’air d’avoir quelques problèmes de vision. C’est ce que pensait Naëlle en voyant comment elle la fixait sans détourner le regard, comme si elle avait besoin de se concentrer sur un point pendant un certain temps avant de bien distinguer ce qui se trouvait devant elle ou bien certaine de ce qu’elle voyait. Si ce n’était le cas, ce comportement pourrait être considéré comme impoli, heureusement que la pie alezane n’était pas un mâle, dans ce cas cela aurait été vraiment mal vu.  Afin de vérifier son hypothèse, Naëlle commença une série de grimaces. Ce n’était rien de bien méchant: une langue tirée, un sourire de toutes ses dents, une moue étrange… juste de quoi voir si la jument était étonnée par un tel comportement ou si elle ne le percevait pas.

L’aînée sursauta lorsqu’un vautour se mit à hurler non loin d’elles. Naëlle leva les yeux, espérant voir à quelle distance se trouvait l’animal, mais la brume qui les entouraient ne lui laissait aucune chance de parvenir à apercevoir le charognard, même distinguer sa silhouette parmi la brume lui semblait totalement impossible. La pouliche détourna son regard et le reposa sur la jument qui se tenait toujours face à elle. En tout cas, ses nerfs fonctionnaient toujours merveilleusement bien! Naëlle songea alors à la vieillesse, ce phénomène intrigant. Le fait que les organes se fatiguent, se détériorent et finissent par lâcher, c’était facilement compréhensible pour la pouliche. Tout dans la vie fonctionne de la sorte, les êtres vivants comme les objets. Ce qui était intrigant par contre, c’était que les signes de vieillesse changent d’une personne à une autre. Pourquoi la jument pie semblait perdre l’usage de certains de ses sens et tenait une posture laissant penser à des douleurs constantes alors que d’autres n’ont aucun de ses problèmes mais ont d’énormes problèmes de locomotion ou perdent totalement la tête? La pouliche se demanda comment serait-elle une fois aussi vieille que son interlocutrice, elle ne parvint pas à se l’imaginer, peut-être n’arriverait-elle-même pas jusqu’à cet âge avancé…

La jument déclina l’offre de la pouliche, cela arrangeait cette dernière qui n’avait aucune envie d’aller visiter la plaine aux 3 primaires présentement. Elle en avait profiter pour se présenter et malgré qu’elle ne l’avait jamais rencontré auparavant et que personne ne lui avait parlé directement de cette jument, elle connaissait son nom et elle avait entendu de nombreuses choses à son sujet. Ocëan Pearl, ancienne dominante des Terres Trompeuses, dominante ayant très bien assumer son rôle, dominante reconnue et respectée de tous. C’était une dominante de la sorte que la pouliche voulait devenir, appréciée des membres de son troupeau, crainte de ses ennemis mais respectée par tous. Le corps d’Ocëan portait les traces des nombreux combats qu’elle avait dû mener au court de sa vie, Naëlle savait qu’elle allait y avoir droit elle aussi et bien que de telles cicatrices altéreraient sa beauté physique, elles ne les craignaient pas. C’était le prix qu’elle allait devoir payer pour obtenir le pouvoir qui lui était promis.   

La pouliche avait envie de demander des conseils à cette ancienne dominante, si elle pouvait lui donner quelques astuces pour devenir une bonne dominante, elle n’allait pas cracher sur une telle opportunité. Mais dans l’immédiat, ce n’était pas ce qui préoccupait la pouliche. Elle n’avait pas entendu parler d’Ocëan Pearl uniquement pour sa valeur en tant que dominante, elle avait aussi entendu des rumeurs qui disaient qu’elle aurait eu une relation des plus intimes avec un des Dieux qui veillent sur Horse-Wild. Cette même rumeur disait que Naëlle n’était autre que la fille d’Ocëan Pearl et Zeus. La pouliche n’y croyait pas, déjà parce qu’elle avait des souvenirs de sa tendre enfance et qu’elle se souvenait parfaitement d’être née dans un élevage d’humains et d’avoir une maman qui n’était pas la jument qui se tenait devant elle à cet instant. Mais aussi parce que cette dernière avait l’air d’être bien trop âgée pour avoir pouliner au cours de ces cinq dernières années. Mais en même temps avec les Dieux, tout est possible: effacement de mémoire, modifications de souvenirs, gestation et parturition facilitée… Et c’était plus fort qu’elle, la pouliche voulait que ce soit vrai, elle voulait être la fille de la plus grande dominante qu’Horse-Wild n’ait jamais connu jusqu’à présent et d’un Dieu. Naëlle voulait en avoir le cœur net.

La pouliche semblait grimacer. Ocëan Pearl n'en était pas sûre et plissa les yeux dans l'espoir d'ajuster sa vue, n'y gagnant qu'un affreux face à face avec une enfant qui tirait la langue. Elle recula d'un pas méfiant, se souvenant d'Ezekiel qui l'avait bousculée et fatiguée. Et si celle-là était aussi dérangée que le poulain palomino ?

Elle s'appelait Naëlle, la tutoyait et semblait pour le moment calme et respectueuse. La conclusion la rassura quelque peu et Ocëan se décolla de la paroi dans un soupir soulagé. Quoi que. Les paroles qui suivirent cette présentation en somme banale n'avaient rien de normal et tout d'alarmant pour la pie qui fixa le vide pendant un instant, trop surprise pour réagir.

La première pensée qui lui vint fut qu'elle aurait été la première au courant si c'était le cas. La seconde, que les rumeurs les plus folles couraient sur l'île et que celle là était inoffensive comparée à celle du complot, bien trop proche de la vérité pour son coeur fatigué. Si elle n'avait pas comploté avec Perjury, elle l'avait bel et bien fréquenté et priait pour qu'on ne le sache jamais, ou du moins pas tant qu'elle serait encore de ce monde.

« Oh... non. Non, je suis désolée qu'on t'ait raconté des choses pareilles. Les dieux ne s'abaissent pas à fréquenter les simples équidés que nous sommes. »

Pearl lui sourit péniblement et fit un pas en avant. Elle ne voulait pas blesser Naëlle. La petite était peut-être orpheline, avait peut-être placé de nombreux espoirs en elle.

« Regarde moi, je suis bien trop vieille pour avoir une fille de ton âge. elle rit doucement, espérant faire sourire la pouliche. J'ai une petite fille d'à peu près ton âge, peut-être la connais-tu ? Elle s'appelle Rose Madder. Ou encore son frère aîné, Aurore Opéra. »

La jument s’était reculée d’un pas, elle était donc capable de bien voir son visage mais elle avait dû se concentrer pour se faire. La pouliche pie ne savait pas trop quoi faire de cette information, ce n’était pas comme si elle voulait jouer un mauvais tour à Ocëan et que la mauvaise vue de cette dernière pouvait lui simplifier les choses. Mais au moins sa curiosité était assouvie et c’était finalement le seul objectif de cette manœuvre. Il lui restait maintenant à espérer que l’aînée n’allait pas la prendre pour une cinglée. L’avantage d’être encore une pouliche était qu’elle pourrait mettre cela sur le dos de son immaturité, de son naturel à faire des bêtises ou à sa difficulté à canaliser son énergie. Si elle avait été adulte, elle serait directement passée pour une déséquilibrée.

Les paroles de la jument ne la surprenaient pas, c’était tout à fait logique et elle s’y attendait parfaitement, mais au fond d’elle, elle avait eu l’espoir que ces rumeurs n’étaient pas des élucubrations et qu’elles se basaient sur des faits réels. Au moins qu’elles ne soient en parties réelles. Mais non, elles n’étaient que calomnies. La pouliche ne pouvait s’empêcher d’être déçue, elle aurait tellement aimé être la fille de la dominante la plus respectée d’Horse-Wild et d’un Dieu! Cela aurait fait d’elle une Demie-Déesse et une dominante née! Cela aurait aussi expliqué la grandeur et la noblesse qu’elle sent au fond d’elle, la même que celle que Collapsing avait remarqué alors qu’elle était dans un piteux état.

« - Je comprend… cela ne fait rien. » dit-elle d’une voix faible.

Elle haussa les épaules, au moins elle avait essayé. Une petite partie de sa personne continuait pourtant à y croire, s’auto-convainquant que la jument niait toute implication dans l’histoire afin de ne pas entacher sa réputation, de ne pas passer pour la fille de joie des Dieux. Mais toutes ces pensées et sa déception furent balayés d’un revers de la main lorsque la jument repris la parole. Elle est la mamie de Rosie?! Incroyable! Elle ne lui ressemble absolument pas pourtant, la pouliche pie ne s’attendait pas du tout à cela. Elle retrouva toute sa joie et son entrain.

Naëlle ne s’arrêtait plus de parler, bien trop enthousiaste en repensant à Rose et à ce qu’elles avaient vécues ensemble, entre le tsunami et les fantômes, elles se sortaient de toutes les situations dangereuses ensemble. Et puis cela faisait surement plaisir à la vieille jument de savoir que sa petite-fille s’amusait bien et avait une vie sociale bien remplie et heureuse.

Ocëan Pearl ne s'attarda pas sur les grimaces de Naëlle plus longtemps. La pouliche était, justement, une pouliche et elle lui adressa un regard triste quand elle peina à cacher sa déception. La vieille pie n'y pouvait rien et offrit un sourire penaud, ainsi qu'un peu désolé à la petite.

« Tu n'es plus avec tes parents ? demanda-t-elle sans arrière pensée. »

C'était triste mais commun et elle ne serait pas surprise d'apprendre que la pie noire avait été abandonnée ou qu'elle avait perdu ses géniteurs lors d'un terrible accident. Elle semblait autonome et elle espérait ne pas la vexer en posant la question. Peut-être était-ce un sujet désagréable pour elle et Pearl regrettait un peu de lui demander.

Elle préférait pourtant le savoir, comme si cela pouvait justifier l'espoir de la gamine et savait très bien que dans le fond, elle aurait aimé pouvoir adopter la pouliche à défaut de l'avoir engendrée. Naëlle, elle, avait bien des choses à raconter, qu'Ocëan écouta avec attention, les yeux attendris par les aventures que la petite partageait avec elle.

« Vraiment ? Vous devez être bien occupées et sacrément vous amuser ! Je suis contente que Rosie se fasse des amis comme toi, tu as l'air très courageuse. »

Ocëan Pearl ne connaissait pas bien sa petite fille mais le peu qu'elle avait vu de Rose Madder lui rappelait Afraid Again dans ses jeunes années. Là où sa fille aînée s'était comportée de façon effrontée et avait joué les folles toute sa vie (l'avait-elle vraiment été ? Parfois, Pearl le croyait.) son arrière-petite-fille avait le regard froid et calculateur. Elle savait ce qu'elle faisait et cachait des choses sombres, bien des choses à son entourage qui ne s'en inquiétait de toute façon pas.

Aurore Opéra lui semblait plus équilibré et s'il y avait fallu avoir un préféré, il l'aurait été. Elle voyait cependant peu la fratrie née de Pearlescence et savait que cela n'irait pas en s'améliorant. Bah, ils étaient déjà grands et s'en sortiraient sans elle. Fifa cependant, avait eu besoin de conseils qu'elle avait prodigués dans l'espoir de la rassurer.

Naëlle fut quelque peu surprise et déroutée par la question de la jument pie. Cela faisait un moment maintenant qu’elle avait quitté l’élevage dans lequel elle était née et tout ce qui allait avec. Elle avait d’ailleurs vécu plus de temps en vadrouille seule et sur Horse-Wild que chez les humains à présent. Si la question la perturba, c’était simplement car elle venait de lui remettre en tête le fait qu’elle n’était pas née ici. La pouliche avait délibérément fui l’élevage car rien de bon ne l’y attendais et il ne lui été arrivé que des mauvaises choses en quelques mois seulement. Mais il était vrai qu’elle n’avait pas choisie de quitter sa mère. Cependant, elle ne lui manquait pas, la pouliche pie avait tiré un trait sur ce passé et sa mère en faisait partie, de toute façon qu’elle parte ou non elle n’aurait sans doute plus jamais été en contact avec sa génitrice et ressasser le passé ne l’aidera aucunement à avancer. Hors c’était cela qu’elle voulait. Elle voulait devenir une grande dominante, comme l’avait été Ocëan Pearl, elle voulait devenir quelqu’un d’important, elle voulait être appréciée et respectée, et tout cela, sa mère n’aurait jamais pu le lui offrir. Elle ne pouvait compter que sur elle-même.

« - Je n’ai jamais vu mon père et ma mère m’a été enlevée par les humains qui m’ont vu naitre. » Dit-elle d’un ton neutre en regardant la jument.

Naëlle n’était pas du genre à se plaindre et encore moins à vouloir la compassion des autres, alors elle sourit à la jument, en espérant que celle-ci le verrait, et qu’elle comprendrait que cela ne l’affecte pas.

Comme elle l’avait pensé, Ocëan appréciait d’apprendre que sa petite fille allait bien, qu’elle se faisait des amis et qu’elle s’amusait bien. La pouliche offrit à son ainée un grand sourire et gonfla le poitrail aussi bien qu’elle le pouvait. Courageuse? Bien sûr qu’elle l’était! Elle faisait tout pour l’être et le devenir encore plus en tout cas. Elle avait appris au cours de ses quelques épopées que fuir ne résolvait en rien les problèmes mais ne faisait que les repousser. Tant qu’elle n’affronterait pas ses peurs elles reviendraient toujours la hantée et l’empêcher de faire tout ce dont elle avait envie de faire. Si elle n’affrontait pas un opposant elle serait condamnée à craindre de le recroiser de nouveau. Ce n’était pas la vie qu’elle voulait menée, alors elle s’était forcée à devenir courageuse, à affronter ses peurs et à n’avoir plus peur de rien.

« - En tout cas quand je suis avec Rosie je ne m’ennuie jamais! Je suis obligée d’être courageuse, parce que je veux devenir une jument forte qui ne crains rien ni personne! »

Elle en revenait toujours au même point, toujours les mêmes pensées, toujours les mêmes discours. La pouliche devenait un véritable disque rayé, elle n’ennuyait surement personne avec cela, de toute façon cela lui était égal. Elle avait un rêve et elle voulait le réaliser, c’était tout ce qui lui importait depuis quelques temps. La pouliche fit brutalement le lien entre les deux sujets de conversations qu’elle venait d’aborder avec Ocëan et se rendit alors compte que Rosie ne lui avait jamais parlé de sa famille, ni même de sa mère.

Ocëan Pearl fixa Naëlle (autant qu'elle le pouvait avec sa vue défaillante et la brume ambiante). La petite était définitivement courageuse et elle lui sourit doucement, ne voulant pas la mettre mal à l'aise. Elle semblait s'être remise de ce qui n'avait pas dû être une vie facile, la moindre des choses était de l'encourager dans cette voie qu'elle empruntait déjà.

« J'espère qu'Horse-Wild est à la hauteur de tes attentes alors. »

Elle rit faiblement, se souvenant de sa propre arrivée. Six ans et des rêves plein des yeux, de l'eau plein les poumons aussi.

Naëlle était fière comme un coq et Ocëan ne pouvait pas le lui en vouloir. Elle hocha vivement la tête à ses paroles, heureuse d'entendre un tel discours dans la bouche de la pouliche. S'il était dommage qu'elle ait eu à apprendre si tôt une leçon si difficile, elle la connaissait à présent. L'air de rien, elle lui fit un clin d'oeil malgré la lourdeur de ses vieilles paupières.

Elle savait qu'elle ne pouvait compter que sur elle-même et agissait en conséquence. Il fallait au moins ça pour s'en sortir sur l'île.

« Tu as bien raison ! Et comme ça tu feras de bonnes rencontres car tu sauras en tirer le meilleur à chaque fois, même face à ceux qui veulent profiter de toi et te manipuler. »

Les questions de la pie noire l'intriguèrent. Pearl pencha la tête sur le côté et considéra un instant l'idée avant de soupirer. Elle avait bien sa petite idée et hésitait à se confier à un être si jeune quand elle pouvait simplement enrober la vérité d'un joli mensonge évasif... mais à quoi cela servirait-il ? Elle n'avait rien à cacher.

« La mère de Rose s'appelle Pearlescence et son père Ungo, ils sont très réservés tous les deux. J'ai toujours veillé sur Pearle mais nous ne sommes plus aussi proches qu'avant, la vie est ainsi faite. J'ai assisté à la naissance de mes arrières petits-enfants mais je n'ai pas passé beaucoup de temps avec eux, c'est peut-être pour cette raison que Rose ne parle pas beaucoup de sa famille. Ou alors, vous n'avez pas encore eut le temps d'aborder le sujet ! Il me semble qu'elle et Aurore Opéra sont très proches, elle a sûrement beaucoup de choses à te dire à propos de lui. elle sourit affectueusement. »

Naëlle hocha la tête à l’affirmative. Elle n’avait eu aucune attente en réalité lorsqu’elle était arrivée sur Horse-Wild, tout ce qu’elle voulait à l’époque était de commencer une nouvelle vie, de trouver un endroit où elle ne serait plus constamment seule, où elle ne serait plus persécutée à cause de la jalousie des autres, où elle pourrait vivre sa vie comme elle l’entendait et non en fonction de ce que l’on attendait d’elle. Elle n’avait pas voulu devenir adulte dans un endroit où elle aurait été considéré comme une couveuse sur pattes, une machine à produire de jolis bébés qui rapporteraient pas mal d’argent. Horse-Wild répondait donc effectivement à ces attentes, mais ce n’était surement pas le seul endroit où elle aurait pu parvenir à ses fins. Mais si elle y restait, c’était quand même que les lieux étaient assez biens pour qu’elle n’ait pas l’envie de voir si l’herbe est plus verte ailleurs.

La pouliche fut cependant troublée lorsqu’Ocëan reprit la parole. C’était la deuxième fois en assez peu de temps que quelqu’un lui disait de ne pas se laisser manipuler, de ne pas se laisser berner pas les gens qui tenteraient de l’utiliser, de profiter d’elle et de ces compétences. Etait-ce monnaie courante ici de rencontrer des manipulateurs hors pair, si bien qu’il fallait réaliser une véritable campagne de prévention pour tenter de déjouer leurs plans et de garder la nouvelle génération loin de tout conflit? A moins que c’était elle qui inspirait cela aux gens qu’elle rencontrait. Les adultes la voyaient-elles comme quelqu’un d’influençable? L’était-elle? Elle avait beau se dire que non, au fond d’elle une petite voix lui soufflait le contraire, en ne prononçant qu’un seul nom: Collapsing. L’étalon noir était venu la voir alors qu’elle était au plus mal, physiquement comme psychologiquement et c’était bel et bien le moment où elle avait été le plus faible, si elle avait été influençable, c’était bien à ce moment là. Et c’était lorsqu’elle était dans cet état d’inanition qu’il avait choisi de faire d’elle son héritière et de l’entrainer au combat. Avait-il profité de sa faiblesse pour qu’elle accepte un marché dans lequel elle serait finalement perdante, en créant une situation dans laquelle elle lui serait grandement redevable? Elle ne voulait y croire et pourtant, cette pensée restait dans un coin de sa tête.

Les nouvelles paroles de la jument l’arrachèrent à ses pensées et elle reporta toute son attention sur elle. Désormais c’était à son tour de ne plus s’arrêter de parler apparemment, mais ce qu’elle racontait intéressait fortement la pouliche pie. Si les parents de Rosie étaient tous deux réservés, alors elle ne leur ressemble pas du tout! Et c’était tant mieux, elle se serait surement bien plus ennuyée de cette façon. Peut-être qu’Aurore Opéra l’était davantage.

« - A mon avis elle n’en a pas eu le temps parce qu’elle ne m’a pas non plus parlé de son frère. » Elle rit doucement. Entre fuir un tsunami et fuir une brume hallucinogène, elles n’avaient pas eu la chance d’avoir assez de temps au calme pour décliner leur arbre généalogique.

« - Si j’avais été ta fille, j’aurais été la grande tante de Rosie! Ça aurait été drôle! ». Elle souffla du nez à cette idée.

Naëlle retrouva son sérieux et hésita quelques secondes à reprendre la parole. Elle avait devant elle une ancienne dominante, la seule qu’elle ait rencontré jusqu’à présent et au vue de l’âge avancé de la jument, il était possible que ce soit la seule fois que leurs chemins ne se croisent, elle devait saisir l’occasion qui se présentait à elle avant qu’il ne soit trop tard.

Ocëan Pearl passa un postérieur au repos, fatiguée. L'ascension attendrait, maintenant qu'elle s'était arrêtée elle ne trouverait plus la force de continuer. Elle ne s'inquiétait pas pour Naëlle qui était indéniablement en forme et avait de toute évidence la tête sur les épaules. Si son amitié avec Rose se concrétisait, elle pourrait même se révéler particulièrement ambitieuse et sensée, car son arrière-petite-fille tenait bel et bien d'Afraid Again qui avait été tout sauf une idiote. Rose Madder avait beau jouer les mijaurées, elle n'en était point une et ne s'attacherait sûrement pas à une enfant puérile.

La pie soupira intérieurement et manqua le trouble de la plus jeune. Ce n'était plus de son âge de s'occuper des petites orphelines de toute façon, Naëlle resterait livrée à elle-même. Il n'y avait pas de raison pour qu'elle fasse les mauvaises rencontres au mauvais moment, se rassura tant bien que mal la vieille jument. Ses paroles semblaient intéresser la pouliche et elle lui sourit, sympathique en hochant la tête à sa réplique. Pearl rit de son idée et mentionna Fifa comme un souffle d'air frais, ravie de parler de celle qui était sans aucun doute son enfant préféré bien qu'elle l'admette rarement.

« Et tu aurais eu une soeur, Fifa, peut-être l'as-tu déjà rencontrée. »

Elle sourit tendrement en pensant à la crème qui s'était enfin emparé des Terres Orphelines. L'idée était encore étrange à ses yeux bleus qui avaient si longtemps veillé sur les Trompeuses mais elle avait finalement compris, au moins en partie, ce qui motivait sa fille. Elle-même avait eu la même motivation, malgré leurs situations différentes et Ocëan était soulagée que Fifa se soit lancée dans la conquête plutôt que dans la violence comme elle l'avait fait. Naëlle la ramena à l'instant présent en faisant écho à ses pensées et elle se fit mélancolique en observant la pouliche.

« C'est une tâche parfois ingrate car les Solitaires ne respectent pas tes frontières et les dieux semblent bien désintéressés de ceux qu'ils désignent pourtant comme leurs représentants sur l'île. N'oublie jamais que le territoire ne t'appartient pas, la seule chose à laquelle tu peux prétendre c'est la loyauté de ton troupeau. C'est là que résidera ta légitimité tant que les divinités voudront bien de toi. Il ne faudrait pas que le troupeau essaye de te renverser avec un coup d'état, n'est-ce pas ? »

Elle ne s'était pas trompée, pensa-t-elle vaguement. Mais elle était trop vieille pour la juger et se contenta de la questionner à son tour.

« Dis moi, quel territoire t'intéresse ? Tu sais que les Terres Trompeuses et Orphelines sont à nouveau dominées n'est-ce pas ? »

Nouvelles paroles de la jument pie et nouvelle surprise pour la pouliche, décidemment l’arbre généalogique de cette Ocëan Pearl semblait bien fourni et il semblerait que Naëlle en faisait le tour sans même le savoir. Elle se souvenait parfaitement bien de Fifa, la jument blanche au derrière proéminant qui lui avait bloquer le chemin lors de sa première visite sur ce même territoire. Physiquement, elle ressemblait bien plus à la pie que Rosie, l’influence de l’aînée se diluait et se perdait au fil des générations. La pouliche pie avait entendu dire que Fifa était devenue, avec son compagnon, dominante des Terres Orphelines. Définitivement, elle ressemblait énormément à sa mère. Elle sourit à la jument pie marron.

Naëlle n’avait pas revu la jument depuis, elle ignorait donc si ce désir de maternité avait abouti ou non. Etait-ce bien prudent d’avoir un poulain au moment où l’on est nommé dominant? La jalousie et le désir de nuire de certains pourraient bien retomber sur le descendant innocent, plus faible et plus facile à rayer de la carte que les parents, tout en les affectant de manière non négligeable… A moins que la pouliche ne voit le mal là où il n’y en avait pas, peut-être que personne sur Horse-Wild n’était assez cruel pour s’en prendre à un bébé. La pie noire secoua la tête pour chasser ces pensées de sa tête. Pourquoi pensait-elle à une pareille chose ?!

 Elle écouta de nouveaux les paroles de son aînée, très attentivement en s’efforçant de retenir tout ce qu’elle disait. Ces conseils et son expérience sont précieux pour la petite Naëlle qui doit emmagasiner un maximum d’informations, de connaissances et de compétences avant d’être en âge de monter sur son trône, une fois son mentor trop vieux ou trop abimé pour gouverner. Ce qui devrait arriver assez rapidement au vue de son état physique actuel. Il était le mâle le plus marqué par les combats qu’elle avait eu l’occasion de croiser au cours de sa vie, et cela avant même qu’il ait à sa battre pour défendre son territoire et protéger les membres de son troupeau…

Un coup d’état? Elle n’y avait jamais pensé, persuadée que son troupeau lui resterait fidèle quoiqu’il arrive. De toute façon, elle ne voulait pas devenir dominante uniquement pour le titre et le pouvoir. Elle voulait remplir ce rôle qui était fait sur mesure pour elle, elle voulait accomplir cette mission qui lui semblait être sa destinée. Elle protégerait les membres de son troupeau quoi qu’il lui en coûte et elle saurait se faire apprécier par chacun d’entre eux, ainsi que par les solitaires qu’elle embrigaderait dans son troupeau. D’ailleurs elle s’y entrainait depuis quelques temps, à se faire apprécier de chaque personne qu’elle rencontrait, plus question d’être dérangée par leur présence et de leur crier dessus, elle devait dès à présent soigner son image et apparaitre comme la personne que tous veulent avoir à leurs côtés.

Elle hocha la tête à l’affirmative, indiquant à la jument qu’elle l’avait entendue et qu’elle retiendrait la leçon. Cette dernière avait d’ailleurs bien compris où Naëlle voulait en venir, ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace. Elle sourit une nouvelle fois à Pearl et dressa son encolure, toute fière qu’elle était à l’idée d’évoquer son grand projet.

« - Oui, je convoite justement les Terres Secrètes. »  Elle regarda autour d’elles bien qu’elle ne pouvait regarder quelque chose en particulier, ni même l’horizon avec toute cette brume « - Plus tard, tout ceci m’appartiendras et je saurais m’en montrer digne. »

Elle reporta son attention sur son interlocutrice, observant le visage de cette dernière.

Ocëan Pearl laissa échapper un sourire, attendrie par les paroles de Naëlle. Ainsi, Fifa se laissait tout de même approcher par les âmes égarées. Qu'elle le veuille ou non, sa fille tenait d'elle. Et la maternité lui allait à merveille, se réjouit-elle. Elle ne s'inquiétait pas pour sa petite-fille qui serait bien entourée si elle en croyait la crème. Rien ne pourrait lui arriver, se répéta mentalement la pie.

La pouliche prit ses conseils avec intérêt et humilité, faisant plaisir à Ocëan qui pointa les oreilles en avant en l'écoutant en retour. Ainsi, la petite était bel et bien ambitieuse. Pearl supposait qu'il n'y avait pas de mal à ça et lui offrit un sourire encourageant. Pourquoi pas, Naëlle allait grandir et qui savait ce que l'avenir lui réservait. Peut-être avait-elle déjà les bonnes relations ou simplement le potentiel de réaliser ses rêves.

« Dans ce cas je te souhaite bonne chance, Naëlle. »

La vieille jument battit des cils et opéra prudemment un demi-tour, prête à prendre congé pour revenir sur ses pas et trouver un peu de repos au bas de la Montagne. Finalement, elle allait se lancer dans la traversée la Plaine aux Trois Primaires, bien moins fatigante que l'ascension des pentes escarpées du mont. Ce n'était plus de son âge, toutes ces contorsions, une balade sur la plage lui suffirait bien.

L'ancienne dominante encouragea Naëlle dans sa quête et cela fit très plaisir à la pouliche qu'Ocëan Pearl accueille la nouvelle de cette manière. Si elle trouvait que ce rôle n'était pas fait pour la pie noire, qu'elle n'avait pas le tempérament pour ou quelque chose du genre, elle le lui aurait surement dit. C'est ce que la pouliche croyait en tout cas. Si elle n'avait rien dit de tel et qu'elle allait même jusqu'à l'encourager, c'était la preuve indéniable qu'elle était faite pour cela. La pouliche sourit et hocha la tête à l'attention de son ainée.

Elle observa attentivement la manœuvre délicate de la jument pie marron et sourit lorsqu'elle vit que cette dernière prenait finalement le chemin menant à la Plaine Aux Trois Primaires, comme elle le lui avait suggéré un peu plus tôt. Quoique maintenant qu'elle avait fait sa connaissance, elle espérait un peu que ce n'était pas pour aller là où Naëlle voulait l'emmener...

La pouliche resta immobile quelques secondes, continuant d'observer la jument qui désormais lui tournait le dos. Elle allait devoir parler de cette famille à Rose la prochaine fois qu'elle la verrait, peut-être était-elle héritière d'un territoire elle aussi? A moins que les liens familiaux ne jouent pas en sa faveur, sa grand-mère et sa tante sont des dominantes, mais pas sa mère... et il y avait Aurore Opéra aussi, qui était son aîné et qui devait probablement passé avant elle. Il allait falloir qu'elle éclaircisse ce point. Naëlle se mit en marche et s'enfonça plus profondément au cœur de la Montagne et bientôt, elle disparut au milieu de l'épaisse brume.