Incompréhension

Þórunn plisse les yeux. Elle se dandine, fronce encore plus les paupières et ne voit pas devant elle tandis qu’elle bondit.


Elle a heurté un arbre et sa cible ricane au-dessus d’elle. La pouliche dorée montre ses quenottes et les claque un peu trop près de l’écorce brune du tronc qui lui a fait cet affront. Les gencives irritées, Þórunn se juche sur son derrière blanc comme neige et lève les naseaux pour fixer la bête avec insistance, bornée.

Il finira bien par descendre, cet être étrange. Il a quatre pattes mais se tient sur deux jambes. Il porte un chapeau trop grand.


Et il tient une banane dans la main. La petite appaloosa est cependant forcée de détourner son attention du singe lorsqu’un autre équidé fait son apparition. Il est grand et bicolore. Noir et blanc, l’air contrarié, il pourrait bouder avec elle et même, attraper le chimpanzé ! Þórunn suit l’étalon de ses yeux noirs.

L’étalon pie la remarque. Þórunn ne bouge pas, bien assise sur son derrière bien que les os pointus de sa croupe l’empêchent d’en dire qu’il est confortable.


Les parents de la petite sont dans les parages. Elle ne souhaite pas à l’inconnu de croiser son père si c’est pour lui faire des remarques pareilles, quant à sa mère…


Þórunn désigne le singe d’un signe de tête. Le chimpanzé se balance au bout d’une liane, le chapeau de travers sur la tête et la banane à demie-pelée, déjà entamée.


La pouliche perd patience, elle veut voir cet être étrange de plus prêt, si possible avant qu’il fasse nuit. Le singe presse l’extrémité de son fruit jaune, qui fuse.


Splash ! En plein dans la tronche ! Þórunn se roule par terre en riant tandis que le chimpanzé célèbre sa victoire, la banane s’est écrasée sur le chanfrein du pie.

Þórunn baisse les yeux entre ses postérieurs étirés sous elle et ses antérieurs bien campés sur le sol humide, tapissé de feuilles mortes et de débris naturels, de la jungle. Elle n’est pas forcément du même avis que l’étalon pie mais daigne tout de même à donner un coup de rein pour se relever et s’ébrouer avec toute l’énergie d’une pouliche. L’autre parle beaucoup, comme les adultes tendent à le faire.


Mais la pouliche n’est pas sous la garde de sa mère à cet instant. Elle secoue la tête et rit encore un peu des malheurs du pie tandis qu’il se venge avec une ruade. La force de l’étalon secoue l’arbre pendant de longues secondes et le singe prend la poudre d’escampette. Þórunn se lance immédiatement à sa poursuite et n’en fait qu’à sa tête. Le mâle n’a clairement pas l’habitude des poulains.


Þórunn se faufile entre les arbres et passe sous des branches basses. Elle retrouvera son père bien assez tôt. S’il tient vraiment à discuter, l’inconnu pourra parler à l’étalon crème. Le père de l’appaloosa est borgne mais pas sourd. Elle-même n’est pas sourdre non plus mais parler réclame des efforts qu’elle n’est pas prête à fournir, surtout pour des adultes qui ne l’écoutent pas. Elle n’est qu’une pouliche.

Þórunn est une créature d’énergie. De nuit comme de jour, elle s’occupe facilement et se soucie peu du temps. Elle galope avec aisance dans la jungle et dérape sur les traces du singe, dont le chapeau s’envole. La pouliche bondit à sabots joints et donne un coup de tête pour l’attraper. Elle retombe, les jambes écarquillées et fièrement coiffée du chapeau. Le singe a disparu dans les fourrés.


Le pie est sur sabots aussi et la rattrape finalement. Il semble prendre son rôle très à coeur, pense beaucoup aux parents de Þórunn. Il doit compenser pour son désintérêt à elle. La pouliche n’a pas très envie de lui obéir alors elle reste bien campée sur ses jambes et désigne les profondeurs de la jungle d’un signe de tête impatient. Elle a toute la panoplie pour partir à l’aventure.

} Papa. ce n’est qu’un gazouillement à peine intelligible tandis qu’elle gesticule.

Þórunn roule ses yeux noirs et tournicote sur place. Elle rue et bondit, caracole non loin du pie qui l’a dépassée. La pouliche regarde derrière lui avec insistance mais il est lent à la détente et elle finit par se répéter, exaspérée.

} Papa.

Et d’un signe de tête elle désigne les profondeurs de la jungle, où son père se trouve. Elle sait qu’il ne faut pas le déranger car il est bien occupé et à vrai dire, l’inconnu la dérange. Elle ne s’ennuyait pas avant qu’il arrive.

La pouliche perd son chapeau à force de gesticuler et fond en larmes. Elle ne voit pas assez bien avec la nuit tombée et ne retrouve pas son couvre-chef. Contrariée, Þórunn se tourne vers l’étalon, le regard accusateur.

Þórunn oeille l’inconnu avec méfiance. Il ne se présente pas, il donne des ordres, il fait des suppositions. Assis. Debout. Couché. Sans fondement. Il ne cherche même pas vraiment le chapeau de la pouliche, dont les larmes ont séché mais pas la rancœur.

Les rugissements ne lui font pas peur mais dans le noir, la silhouette imposante de cet étalon est effrayante. Que lui veut-il ? N’est-ce pas lui, le prédateur ? Pourquoi il veut l’emmener partout comme ça ? Il connaît la mère de Þórunn mais ce n’est pas rassurant.

} Non.

Pour ce qu’elle en sait, il en a après Gom Jabbar et la petite ne veut pas être un dégât collatéral. Son père n’est pas loin et elle a plus confiance en lui qu’en ce mâle autoritaire et exigeant qui ne sait pas s’y prendre avec les enfants. Þórunn prend la poudre d’escampette.

Elle a déjà oublié son chapeau et disparaît dans le feuillage pour rapidement rejoindre No. Thirteen. Sans un regard en arrière. La nuit ternit l'éclat de sa robe mordorée mais l’œil brillant de l'étalon crème la guide dans le noir.